Comme un air de dystopie
Bientôt la période des vœux où il sera de bon ton de souhaiter le meilleur à nos proches et à tous ceux dont nous avons croisé la route en 2022. Le moment de faire le bilan d’une année traumatisante et de se préparer à affronter les pires scénarios : guerre, récession, et leurs conséquences.
Le pire n’est jamais certain mais il est à nouveau possible.
Ma génération et les générations suivantes ont grandi dans un monde fondé sur des valeurs portées par de grandes institutions internationales comme l’OCDE, le Conseil de l’Europe ou l’Union Européenne : la démocratie, les libertés de la presse et de conscience ou d’opinion qui en sont le corolaire indispensable, et le respect universel des droits de l’homme indépendamment des races, des religions, des sexes, et plus récemment des orientations sexuelles.
L’OCDE s’est attaquée à la corruption[1] et l’Union Européenne a unifié un grand nombre de règles afin de favoriser les échanges entre ses membres autour de quatre libertés fondamentales : la libre circulation des biens, la libre circulation des capitaux, la libre circulation des services et la libre circulation des personnes. Les guerres locales et la résistance de régimes autoritaires aux pratiques mafieuses nous apparaissaient comme les échos ou les soubresauts d’un monde ancien destiné à disparaître.
Puis, il y a deux ans la pandémie de Covid-19 a réinstauré des frontières invisibles et a provoqué le repli sur soi des individus et des pays. Le déclinisme a gagné du terrain dans les esprits : restriction des déplacements, méfiance à l’égard des innovations scientifiques et technologiques, refuge dans un monde d’avant idéalisé qui n’a jamais existé ! Tout le contraire du monde ouvert dans lequel nous avons grandi.
Puis, la guerre de la Russie contre l’Ukraine a fait resurgir de vieux fantômes que l’on croyait à jamais disparus : une rhétorique nationaliste qui rappelle celle des dictatures à l’origine de la Seconde Guerre mondiale. Les mots employés par la Russie à l’égard de l’Ukraine pour justifier son entreprise de destruction font étrangement écho à ceux de l’Allemagne nazie avant qu’elle n’envahisse la Pologne en 1939. Les kleptocraties à l’œuvre regardent du côté des dystopies 1984 et Fahrenheit 451 et justifient les pires barbaries par leur vision dévoyée de l’Histoire. Un grand bond en arrière.
Pourquoi de telles considérations de la part d’un professionnel du droit ? Tout simplement parce que les entreprises doivent se préparer à affronter les difficultés provoquées par la conjoncture internationale et que nous devons être prêts à les accompagner avec la seule arme à notre disposition : le droit.
Beaucoup d’entreprises, y compris les plus grandes, risquent de voir leur existence même menacée si les prix du gaz et de l’électricité continuent de flamber. Des fours industriels ont déjà été désactivés et des usines sont en passe de fermer partout en France parce qu’elles ne peuvent pas faire face à l’augmentation folle des prix de l’énergie.
Nous disposons heureusement en France d’un arsenal législatif efficace qui s’articule autour de principes jurisprudentiels intégrés dans le nouveau droit des contrats issu de l’ordonnance du 10 février 2016. Outre un article consacré à la force majeure et un autre à l’imprévision[2], le code civil a hissé la bonne foi au rang de principe d’ordre public. Ce droit nouveau, auquel la Cour de cassation a ouvert la voie en 2010, impose aux parties de renégocier leurs accords si des circonstances nouvelles et imprévisibles ont créé un important déséquilibre entre leurs obligations respectives.
Comme le rappellent d’excellents auteurs, l’arsenal offert par notre droit et notre jurisprudence, antérieure et postérieure à 2016, ne se limite pas à la force majeure ou à l’imprévision. La partie qui ne peut plus faire face à ses obligations peut aussi invoquer la disparation même partielle de la cause ou d’une contrepartie réelle, ou encore la caducité du contrat. Cet arsenal devrait permettre aux entreprises qui ne pourront plus faire face à leurs engagements du fait d’une augmentation incontrôlable des prix de l’énergie de demander aux juges de réviser le contrat ou de les libérer de clauses contractuelles de « take or pay », qui imposent l’achat de quantités de gaz ou d’électricité non consommées du fait de l’effondrement du marché.
Selon la gravité des crises à venir, les entreprises doivent pouvoir se tourner vers le juge des référés qui a pour vocation d’intervenir dans les situations d’urgence. C’est en tout cas ce qu’a considéré le tribunal de commerce de Paris au début de la crise sanitaire de 2020 dans des litiges opposant notamment EDF et Total. Ce qui vaut pour les très grandes entreprises devrait valoir aussi pour les autres dont l’existence se trouverait menacée par des bouleversements dont nous ne mesurons pas encore l’ampleur.
Le pire n’est jamais certain mais il faut s’y préparer.
[1] Cf notamment article intitulé Lutte contre la corruption transnationale : le rapport de Phase 4 sur la France du Groupe de travail de l’OCDE délivre bons et mauvais points publié sur notre Blog au mois de mars 2022
[2] Cf. notamment article intitulé Coronavirus Covid-19 : Force majeure ou imprévision il ne faut pas choisir publié sur notre Blog au mois de mai 2020