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Publié le 23 février 2022 par Soulier Avocats

Contentieux relatif au devoir de vigilance : le tribunal judiciaire de Paris seul compétent

Les sociétés mères et les entreprises donneuses d’ordre de grande taille peuvent voir leur responsabilité engagée en cas de manquement à leur devoir de vigilance.

Ce devoir de vigilance prend en compte, entre autres, les risques d’atteinte à l’environnement liés à l’activité de ces sociétés, ainsi que celle de leurs filiales, sous-traitants ou fournisseurs.

Le débat sur la juridiction compétente pour apprécier un plan de vigilance vient d’être définitivement tranché, en faveur du seul tribunal judiciaire de Paris.

Pour rappel, c’est la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 qui a introduit un devoir de vigilance à la charge de certaines sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre. Elle avait été élaborée en réaction à différentes catastrophes humaines et environnementales impliquant des entreprises multinationales, et notamment à l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh en 2013.

Ce devoir de vigilance se matérialise par l’obligation de réaliser un plan de vigilance permettant d’identifier les risques et de prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, par l’obligation de le mettre en œuvre de manière effective et de le publier. Nous avons récemment évoqué les changements apportés par la Loi Climat et Résilience au devoir de vigilance.[1]

Concernant les sanctions relatives au non-respect de ce devoir, conformément à l’article L. 225-102-4 du code de commerce, la mise en demeure infructueuse d’une société de respecter les obligations prévues à cet article peut donner lieu à la saisine d’une juridiction à la demande de toute personne justifiant d’un intérêt à agir. Le président du tribunal, statuant en référé, peut être saisi aux mêmes fins. L’article L. 225-102-5 de ce même code prévoit que la responsabilité des auteurs de manquements au devoir de vigilance peut être engagée dans les conditions de la responsabilité civile extracontractuelle, telles que prévues aux articles 1240 et 1241 du code civil, aux fins de réparation du préjudice que l’exécution de ces obligations aurait permis d’éviter. Ces dispositions ne sont assorties d’aucune règle de compétence spécifique.

C’est dans ce contexte que les premiers litiges relatifs à la mise en œuvre de ces obligations ont porté sur la question de la compétence juridictionnelle en cas de référé, suite à une mise en demeure restée infructueuse :

  • Dans une première affaire dite Total en Ouganda :

6 associations avaient assigné le groupe pétrolier Total en référé pour non-respect de son devoir de vigilance dans le cadre de ses activités en Ouganda. Elles accusaient le projet d’exploitation pétrolière d’avoir des impacts sociétaux et environnementaux importants qui n’étaient pas pris en compte dans le plan de vigilance de la société.

Le président du tribunal judiciaire de Nanterre, statuant en référé par une ordonnance du 30 janvier 2020, s’est déclaré incompétent au profit du tribunal de commerce. Cette ordonnance a été confirmée par un arrêt du 10 décembre 2020 de la Cour d’appel de Versailles. Pour retenir la compétence exclusive du tribunal de commerce, il avait été retenu que le plan de vigilance, dont l’établissement et la mise en œuvre sont en lien direct avec la gestion de la société, constitue un acte commercial et non un acte mixte qui, seul, ouvrirait un droit d’option aux demandeurs.

  • Dans une seconde affaire dite Total pour inaction climatique :

Le litige opposait cette fois-ci 5 associations et 14 collectivités territoriales à l’entreprise Total à laquelle il était reproché l’insuffisance de ses engagements climatiques exprimés dans son plan de vigilance au regard des objectifs fixés par l’Accord de Paris. 

Par un incident de procédure soulevé in limine litis, Total a contesté la compétence du tribunal judiciaire de Nanterre comme elle l’avait fait dans l’affaire précédente.

Dans une ordonnance du 11 février 2021, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Nanterre a rejeté l’exception d’incompétence soulevée par Total. Il a estimé que si le contentieux relatif au plan de vigilance relevait bien du tribunal de commerce, l’option de compétence entre le tribunal judiciaire et le tribunal commercial était bien ouverte au profit de la partie non-commerçante. Selon lui, la raison d’être du plan déborde la dimension commerciale de la gestion pour relever de la responsabilité sociale de l’entreprise.

En décembre 2021, la question a été réglée en deux temps très rapprochés :

  • Dans un premier temps par l’arrêt rendu le 15 décembre 2021 par la chambre commerciale de la Cour de cassation dans la première affaire Total : la cour suprême a jugé que le plan de vigilance ne constitue pas un acte de commerce et que, si l’établissement et la mise en œuvre d’un tel plan présentent un lien direct avec la gestion d’une société, justifiant la compétence du tribunal de commerce, le demandeur non commerçant dispose du choix de saisir le tribunal judiciaire ou le tribunal de commerce.
  • Dans un second temps par la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire : un nouvel article L. 211-21 a été créé le 24 décembre 2021 dans le code de l’organisation judiciaire aux termes duquel « Le tribunal judiciaire de Paris connaît des actions relatives au devoir de vigilance fondées sur les articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du code de commerce. ».

L’enjeu n’est bien sûr pas que symbolique. La question pose en effet celle de l’appréciation par un juge commercial plutôt qu’un juge civil d’un plan de vigilance. Le législateur a tranché en faveur du tribunal judiciaire, dans la continuité d’un mouvement de spécialisation des juridictions s’agissant des contentieux les plus techniques.

Il est vrai que la technicité croissante des procès environnementaux l’a déjà mené à désigner spécialement des tribunaux judiciaires compétents en matière de préjudice écologique, d’actions en responsabilité civile fondées sur le code de l’environnement, de délits prévus par ce même code.

Dans le cas présent, il a considéré que l’objet des actions relatives au plan de vigilance excédait le seul contentieux du droit des sociétés, réservé au tribunal de commerce, puisque le devoir de vigilance a ni plus ni moins pour objet que d’« identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement ».


[1] Cf. article intitulé Droit des sociétés : quels impacts de la Loi Climat et Résilience ? publié » sur notre Blog au mois de décembre 2021