Déséquilibre significatif entre partenaires commerciaux : les premiers arrêts de la Cour de cassation sur l’application de cette notion
Par deux arrêts en date du 3 mars 2015, la chambre commerciale de la Cour de cassation s’est prononcée pour la première fois sur l’application par les juridictions du fond de la notion de déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties au sens de l’article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce.
Il ressort de ces arrêts que le déséquilibre significatif doit s’apprécier au regard d’une analyse concrète et globale du contrat régissant les relations entre les parties, sans être limitée aux seules clauses contractuelles litigieuses.
Ces arrêts donnent également l’occasion de revenir sur certains critères retenus par les juges dans l’examen de clauses susceptibles de créer un déséquilibre significatif.
Rappelons qu’il ressort de l’article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce, qu’engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé, le fait, par un opérateur économique, « de soumettre ou tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ». Une telle pratique peut également être sanctionnée par une amende civile d’un montant maximal de 2 millions d’euros (qui peut toutefois être portée au triple du montant des sommes indûment versées) à la demande du Ministre chargé de l’Economie ou du Ministère Public[1].
Cette disposition, qui ne prévoit pas de définition précise de la notion de déséquilibre significatif, suscite de vifs débats depuis son adoption par la loi de modernisation de l’économie (LME) du 4 août 2008. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs été conduit à déclarer ce texte conforme à la Constitution.[2]
En l’absence de définition donnée par le législateur, il convient de s’en remettre à la pratique décisionnelle afin d’être éclairé sur les contours et l’appréciation du déséquilibre significatif.
Par deux arrêts du 3 mars 2015, la Cour de cassation a ainsi eu l’occasion de se prononcer sur l’application de la notion de déséquilibre significatif dans le secteur de la grande distribution :
- La première affaire concernait des clauses de révision des prix et de « taux de service minimum » prévues par des conventions conclues entre la société Eurauchan, centrale d’achats des magasins à l’enseigne Auchan, et ses fournisseurs[3] ;
- La seconde portait sur une clause de résiliation pour « sous-performance des produits » et une clause relative aux délais de paiement au titre d’accords conclus entre la société Provera, centrale d’achat des magasins à l’enseigne Cora, et ses fournisseurs[4].
1. Sur la nécessité de procéder à une analyse concrète et globale de l’accord entre les parties
La Cour de cassation semble avoir mis fin à l’incertitude tenant au point de savoir notamment si le déséquilibre significatif devait être apprécié sous l’angle d’une analyse clause par clause ou d’une analyse du contrat dans sa globalité.
Par ces deux arrêts du 3 mars 2015, la haute juridiction a en effet approuvé l’analyse adoptée par la Cour d’appel de Paris dans ses décisions[5] : la caractérisation du déséquilibre significatif doit être fondée sur une analyse concrète et globale de la convention régissant les relations entre les parties.
La Cour de cassation a ainsi constaté que les juges du fond avaient satisfait aux exigences de l’article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce en relevant, dans l’affaire « Eurauchan », que cette disposition « invite à apprécier le contexte dans lequel le contrat est conclu et son économie » et qu’elle avait « examiné les relations commerciales régies par la convention litigieuse ».
Cette méthode d’analyse a également été confirmée dans la seconde affaire, la Cour de cassation relevant que la Cour d’appel avait procédé « à une analyse globale et concrète du contrat et apprécié le contexte dans lequel il était conclu ou proposé à la négociation ».
Appliquant cette approche globale, la Cour de cassation a observé que la Cour d’appel ne s’était pas « déterminée en considération des seules clauses litigieuses » et que la société Eurauchan ne démontrait pas l’existence d’autres clauses permettant « de rééquilibrer le contrat ». L’absence de rééquilibrage a été également dénoncée dans l’affaire « Provera »: « aucune autre stipulation ne permettait de corriger » le déséquilibre significatif résultant des clauses litigieuses.
Il ressort dès lors de ces arrêts que l’appréciation du déséquilibre significatif devrait en principe passer par un examen global du contrat conclu entre les parties, sans être limitée à une analyse des seules clauses litigieuses. Le contexte dans lequel le contrat est conclu devrait également être pris en considération.
La Cour de cassation confirme en outre qu’il serait possible que le déséquilibre significatif créé par une clause puisse être compensé ou corrigé par une ou plusieurs autres dispositions, sous réserve dans ce cas de pouvoir démontrer une telle situation de rééquilibrage.
2. Sur les critères du déséquilibre significatif
Les deux arrêts de la Cour de cassation du 3 mars 2015 permettent de revenir sur certains critères à prendre en considération dans l’examen de clauses contractuelles susceptibles de soumettre un partenaire commercial à des obligations significativement déséquilibrées.
Aux termes de ces arrêts, la Cour de cassation a confirmé que la Cour d’appel de Paris avait légalement justifié ses décisions respectives en jugeant que les clauses suivantes étaient constitutives d’un déséquilibre significatif au titre de l’article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce:
- Clause de révision des prix
Dans l’affaire « Eurauchan », la clause de révision – selon laquelle la centrale d’achats exigeait un préavis minimum et des justifications en cas de hausse des tarifs du fournisseur tandis qu’en cas de baisse des coûts, elle pouvait dénoncer unilatéralement et à tout moment la convention si le fournisseur ne diminuait pas ses tarifs – a été considérée abusive.
Les juges ont notamment retenu l’absence de réciprocité dans les conditions de mise en œuvre de cette clause : la baisse de tarif initiée par la centrale d’achats rendait « systématique et immédiate » la dénonciation de l’accord et emportait obligation de renégocier alors que les fournisseurs devaient justifier des « éléments objectifs sur la base desquels ils entendent procéder à une augmentation de ses tarifs », toute modification devant recueillir le consentement de la centrale d’achats « sans que la teneur de ces éléments objectifs soit connue ».
Les juges ont également constaté l’absence de négociabilité de cette clause en observant que sa modification était « toujours refusée ».
- Clause de « taux de service minimum »
Toujours dans cette même affaire, la clause soumise à l’appréciation des juges obligeait le fournisseur à atteindre un taux d’exécution des conditions d’approvisionnement (à savoir un taux, exprimé en pourcentage, visant à évaluer la qualité de livraison en mesurant l’écart de quantités entre les commandes et les livraisons) de 98,5 %, sous peine de sanctions pécuniaires élevées.
En l’espèce, la Cour de cassation a relevé le caractère potestatif de cette clause : son « critère d’application étant inconnu », celle-ci dépendait « de la seule volonté » d’Eurauchan qui conservait ainsi « la maîtrise de l’exécution du contrat ».
En outre, il a été constaté le caractère « général et imprécis » de cette stipulation dès lors qu’elle « ne précisait pas si le taux de service se référait à un taux par magasin, par entrepôt ou au plan national, ni la notion de « chiffre d’affaires manquant » à partir duquel la pénalité était calculée ».
Les juges ont également observé que cette clause, « prévoyant un système de pénalité en cas de non-respect par les fournisseurs d’un taux de service minimum de 98,5 % », revêt « un caractère automatique, source de disproportion entre le manquement et la sanction » et qu’elle est « dépourvue de réciprocité et de contrepartie ».
Enfin, l’absence de négociabilité de cette clause résultait de ce que « cette annexe prérédigée ne comporte pas d’espace libre pour en modifier le contenu, à la différence des autres annexes, et ne fait pas l’objet de négociations véritables, eu égard à l’uniformité du taux de service qui ne distingue pas selon la nature de l’activité et la relation existante ».
- Clause de résiliation pour « sous-performance » des produits
Dans son arrêt concernant la société Provera, la Cour de cassation a confirmé le déséquilibre significatif créé par une clause aux termes de laquelle le contrat pouvait être résilié par le distributeur en raison de la sous-performance d’un produit (en comparaison avec les objectifs fixés par les parties et/ou les résultats annoncés par le fournisseur), huit jours après l’envoi infructueux d’une lettre recommandée avec demande d’avis de réception.
Les juges ont notamment dénoncé le caractère potestatif de cette clause, qui permettait de « déréférencer un fournisseur unilatéralement, sans préavis ni indemnisation », du fait de la sous-performance du produit « qui est directement liée aux conditions dans lesquelles le distributeur le présente à la vente ».
- Clause relative aux délais de paiement
La deuxième clause incriminée dans cette affaire prévoyait que les fournisseurs devaient payer les prestations de service assurées par le distributeur dans un délai non-négociable de 30 jours et sous forme d’acomptes mensuels, et que les marchandises leur étaient réglées dans des délais négociables compris entre 30 et 60 jours.
Les juges ont retenu en l’espèce l’absence de réciprocité en observant que « la clause relative aux délais de paiement lui permet de facturer ses prestations avant même leur réalisation quand ses achats sont payés de trente à soixante jours après réception des marchandises, les délais impartis pour le règlement des marchandises du fournisseur étant négociables tandis que ceux impartis pour le paiement des prestations du distributeur restent intangibles ».
L’absence de négociabilité des clauses prévues par les contrats litigieux a en outre été constatée en ce que « les contrats étaient exécutés sans qu’il soit donné suite aux réserves ou propositions d’avenants » de telle manière que ces contrats « constituaient de véritables contrats d’adhésion ne donnant lieu à aucune négociation effective des clauses litigieuses ».
Ces arrêts confirment que les critères pour caractériser un déséquilibre significatif sont multiples : il convient de vérifier notamment si les obligations litigieuses sont ou non réciproques, potestatives, disproportionnées et/ou précises. Il est également nécessaire de s’assurer de la négociabilité des dispositions contractuelles concernées.
La position adoptée par la Cour de cassation dans ces arrêts du 3 mars 2015 permet de mieux cerner les conditions d’application de la notion de déséquilibre significatif au sens de l’article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce. Ils ne répondent cependant pas à toutes les interrogations soulevées par cette disposition qui semble pouvoir s’appliquer à de très nombreuses pratiques.
[1] D’après l’article L. 442-6, III du Code de commerce, le Ministre chargé de l’Economie ou le Ministère Public peuvent demander au juge saisi d’ordonner la cessation des pratiques concernées, faire constater la nullité des clauses ou contrats illicites, demander le prononcé d’une amende civile ainsi que la réparation des préjudices subis.
[2] Cons. const., 13 janvier 2011, n°2010-85 QPC ; https://www.soulier-avocats.com/blog/notion-de-desequilibre-significatif-dans-les-droits-et-obligations-des-parties/
[3] Cass. com, 3 mars 2015, n°13-27.525
[4] Cass. com, 3 mars 2015, n°14-10.907
[5] CA Paris, 11 septembre 2013, n° 11/17941 et CA Paris, 20 nov. 2013, n° 12/04791