Determination de la juridiction competente dans les litiges communautaires
Le règlement 44/2001 dit « Bruxelles I » [1] règle les questions relatives à la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale au sein des Etats membres.
Il pose ainsi les règles permettant de déterminer la juridiction compétente dans les litiges relevant de son champ d’application. Le principe de base, énoncé à l’article 2 du règlement, est que la juridiction compétente est celle du domicile du défendeur, indépendamment de sa nationalité.
Toutefois, le règlement prévoit un certain nombre d’exceptions, permettant dans certains cas de saisir une autre juridiction que celle désignée en vertu de ce principe.[2] Notamment, l’article 5 énonce entre autres les règles de compétence en matière contractuelle et délictuelle. Il dispose :
« Une personne domiciliée sur le territoire d’un Etat membre peut être attraite, dans un autre Etat membre :
1) a) en matière contractuelle, devant le tribunal du lieu où l’obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée ;
(…)
3) en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ».
Si le règlement constitue indéniablement une base sur laquelle s’appuyer pour déterminer la juridiction à saisir dans les litiges au sein des Etats membres, son application soulève néanmoins un certain nombre de questions pratiques, réglées au cas par cas par la jurisprudence, qu’il s’agisse de décisions rendues par les juridictions nationales ou par la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE).
La Cour de cassation française a par exemple dû préciser quelle était la juridiction à saisir dans le cadre d’un litige relatif à un contrat d’agent commercial puisque s’agissant d’un contrat de prestation de service, il importait de déterminer le lieu où la prestation avait eu lieu.[3]
La CJUE s’est à son tour prononcée sur l’interprétation de l’article 5 du règlement « Bruxelles I », dans un arrêt du 13 mars 2014 [4].
En l’espèce, un distributeur de montres de luxe, domicilié en Allemagne, avait conclu un contrat avec un maître horloger, alors domicilié en France, aux termes duquel ce dernier devait développer des mouvements d’horlogerie pour des montres de luxe pour le compte du distributeur.
Le maître horloger et la société constituée par lui, dont le siège social était en France, avaient créé en parallèle d’autres mouvements d’horlogerie ainsi que des boîtiers et cadrans, qu’ils ont présentés pour leur compte à l’occasion de salon mondiaux et qu’ils ont commercialisés, également pour leur compte.
Le distributeur a considéré que par ces activités, le maître horloger et sa société avaient violé leurs engagements contractuels en ne respectant pas l’exclusivité prévue au contrat.
Il a alors sollicité la cessation des activités litigieuses ainsi que l’octroi de dommages et intérêts devant les juridictions allemandes. Il considérait que les défendeurs avaient violé le secret des affaires, désorganisé son entreprise et commis une fraude et un abus de confiance. Son action était, selon le droit allemand, pour partie de nature contractuelle et pour partie de nature délictuelle.
Outre le rejet du recours ainsi que la formulation de demandes reconventionnelles, les défendeurs ont soulevé une exception d’incompétence au profit des juridictions françaises, considérant que le lieu d’exécution de la prestation prévue au contrat ainsi que le fait générateur du dommage se situaient en France.
Les juridictions allemandes s’étaient déjà prononcées une première fois sur la question de la compétence : elles avaient alors considéré qu’elles n’étaient compétentes que pour les demandes en responsabilité civile de nature délictuelle. Les autres demandes, relevant de la matière contractuelle, devraient en revanche être portées devant une juridiction française.
La juridiction de renvoi a cependant relevé que les demandes pour lesquelles elle s’estimait compétente, bien qu’étant de nature délictuelle en droit allemand, étaient liées à l’existence d’un contrat entre les parties. Elle a dès lors considéré que de telles demandes seraient susceptibles de relever de la matière contractuelle au sens du règlement « Bruxelles I ». Par conséquent, la compétence ressortirait aux juridictions françaises pour l’entier litige.
La juridiction de renvoi a alors saisi la CJUE d’une question préjudicielle, tendant à déterminer si des actions de nature délictuelle en droit national ne devraient pas être considérées comme relevant de la matière contractuelle au sens du règlement « Bruxelles I », compte tenu de l’existence d’un contrat entre les parties.
La Cour relève que selon une jurisprudence constante, et afin d’assurer l’application uniforme du règlement dans les Etats membres, les notions de matière contractuelle et de matière délictuelle ou quasi-délictuelle ne doivent pas être interprétées en fonction de la qualification applicable au rapport entre les parties au sens du droit national mais doivent l’être en tenant compte du système et des objectifs du règlement.
La Cour souligne qu’en l’espèce, les parties sont liées par un contrat. Cette seule circonstance ne saurait cependant suffire pour considérer que toute action entre les parties au contrat relève automatiquement de la matière contractuelle : encore faut-il que le comportement reproché par l’une des parties soit considéré comme un manquement aux obligations contractuelles, au vu de l’objet du contrat.
Cela sera le cas lorsque l’interprétation du contrat est nécessaire afin d’établir le caractère licite ou illicite du comportement reproché par l’une des parties à son cocontractant.
La CJUE ne détermine pas elle-même la juridiction compétente en l’espèce mais indique à la juridiction de renvoi la marche à suivre : la juridiction de renvoi devra ainsi déterminer si les actions ont pour objet une demande de réparation dont la cause réside en une violation des droits et obligations du contrat, lequel devrait dès lors être nécessairement pris en compte pour trancher le litige. Si tel est le cas, les actions doivent être regardées comme relevant de la matière contractuelle. Dans le cas contraire, elles relèveront de la nature délictuelle.
Ainsi, des actions qualifiées comme étant de nature délictuelle en droit national devront malgré tout être considérées comme relevant de la matière contractuelle au sens de l’article 5 du règlement « Bruxelles I » si le comportement reproché peut être considéré comme un manquement aux obligations contractuelles, déterminées en fonction de l’objet du contrat.
Dès lors, avant de saisir les juridictions d’un Etat membre, les parties à un contrat devront veiller à s’interroger sur la cause de leur litige afin de déterminer si celui-ci est de nature contractuelle ou délictuelle, et ce indépendamment de la qualification donnée par leur droit national au fondement de leur action.
[1] Règlement 44/2001 du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale.
[2] Articles 5 à 22 du règlement 44/2001.
[3] Cass. com., 14 mai 2013, n°11-26.631. Cf. notre e-newsletter de juin 2013.
[4] CJUE, 13 mars 2014, C-548/12, Marc Brogister c/ Fabrication de Montres Normandes et Karsten Fräβdorf.