Distribution sélective : le droit d’interdire la vente de produits sur des marketplaces reconnus aux fournisseurs
La validité des clauses imposées par des fournisseurs à leurs distributeurs agréés, leur interdisant de vendre des produits sur Internet, a donné lieu à un contentieux relativement abondant au cours de ces dernières années. Ces clauses sont généralement qualifiées d’illicites par la jurisprudence nationale et communautaire car restrictives de concurrence.
Par arrêt du 13 septembre 2017, la Cour de cassation vient néanmoins d’assouplir sa position en reconnaissant aux fournisseurs à la tête d’un réseau de distribution sélective, le droit, sous conditions, d’imposer à leurs distributeurs des clauses leur interdisant de vendre des produits sur des plates-formes en ligne (ou marketplaces) non agréées.
1/ Bref rappel de la notion de distribution sélective
La distribution sélective est définie par le Règlement (UE) n°330/2010 du 20 avril 2010 concernant l’application de l’article 101, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne à des catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées, comme « un système de distribution dans lequel le fournisseur s’engage à ne vendre les biens ou les services contractuels, directement ou indirectement, qu’à des distributeurs sélectionnés sur la base de critères définis, et dans lequel ces distributeurs s’engagent à ne pas vendre ces biens ou ces services à des distributeurs non agréés dans le territoire réservé par le fournisseur pour l’opération de ce système »[1].
Le système de distribution sélective se rencontre particulièrement dans le secteur du luxe (habillement, parfumerie, bijoux) et dans les secteurs nécessitant une forte intégration entre fabricants et distributeurs (automobile, motocycles). Le fournisseur sélectionne ses distributeurs sur la base de critères objectifs et prédéterminés (compétences du distributeur, caractéristiques du point de vente, etc.).
Les pratiques mises en œuvre au sein d’un réseau de distribution sélective bénéficient d’une exemption automatique et échappent ainsi à la qualification d’entente anticoncurrentielle, dès lors que le fournisseur détient une part de marché inférieure à 30%, sous réserve toutefois de ne pas imposer aux distributeurs des clauses « noires » ou des restrictions flagrantes telles que celles visées dans le Règlement (CE) n°330/2010 précité[2].
Si la vente sur Internet n’est pas prévue par le règlement précité, la Commission Européenne a néanmoins publié des Lignes directrices le 13 octobre 2000, aux termes desquelles elle indique que « l’interdiction catégorique de vendre sur Internet ou sur catalogue n’est admissible que si elle est objectivement justifiée », mais aussi, que dans ce cadre, « Le fournisseur peut imposer des normes de qualité pour l’utilisation du site Internet à des fins de vente de ses produits »[3] [4].
En France, la Cour de cassation, se fondant sur une décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne du 13 octobre 2011[5], a eu l’occasion de juger qu’une clause interdisant aux distributeurs de produits dermo-cosmétiques la vente sur Internet est illicite, sauf à démontrer qu’elle contribue à un progrès économique et est indispensable à la réalisation de ce progrès[6].
2/ Contexte et antécédents procéduraux de l’arrêt du 13 septembre 2017
Dans l’arrêt commenté[7], la société CAUDALIE, fabricant de produits cosmétiques qu’elle distribue dans le cadre d’un réseau de distribution sélective, avait conclu avec ses distributeurs un contrat prévoyant que ces derniers ne pourraient vendre en ligne que sur leur propre site Internet et sous réserver de créer sur celui-ci un espace spécialement dédié à la marque Caudalie.
La société CAUDALIE avait cependant constaté que ses produits étaient commercialisés sur une plate-forme Internet proposée par la société eNova Santé. Cette dernière fédérait des pharmacies et leur proposait d’accéder à sa plate-forme pour vendre leurs produits. La société CAUDALIE avait alors saisi le Juge des référés, au motif que cette commercialisation lui causait un trouble manifestement illicite résultant de l’atteinte à son réseau de distribution sélective. Elle se prévalait de l’article L.442-6 I, 6° du Code de commerce qui prohibe et sanctionne le fait « De participer directement ou indirectement à la violation de l’interdiction de revente hors réseau faite au distributeur lié par un accord de distribution sélective ou exclusive exempté au titre des règles applicables du droit de la concurrence ».
La société CAUDALIE sollicitait notamment le prononcé d’une injonction à l’encontre de la société eNova Santé, de cesser toute commercialisation des gammes de produits de marque Caudalie et de supprimer toute référence à ces produits sur la plate-forme Internet.
Par décision du 2 février 2016, la Cour d’appel de PARIS avait débouté la société CAUDALIE de ses demandes, après avoir constaté qu’en ne permettant la vente en ligne qu’à partir du site Internet propre du distributeur, celle-ci interdisait par principe au distributeur le recours à la vente en ligne par le biais de plates-formes quelles qu’en soient les caractéristiques. Selon la Cour d’appel, il existait des indices graves et concordants tendant à établir que cette interdiction était susceptible de constituer une restriction de concurrence caractérisée exclue du bénéfice de l’exemption prévue par l’article 101 paragraphe 3 du TFUE.
La Cour d’appel s’appuyait notamment sur deux décisions rendues par l’Autorité de la concurrence (ci-après « ADLC ») les 23 juillet 2014[8] et 24 juin 2015[9] concernant le réseau de distribution sélective de la société SAMSUNG, ainsi que sur un communiqué de presse de l’ADLC du 18 novembre 2015 dans une affaire similaire concernant la société ADIDAS FRANCE[10].
Dans les deux décisions de l’ADLC susvisées, les contrats de distribution sélective de la société SAMSUNG contenaient notamment une clause d’interdiction générale des ventes sur les sites internet non agréés et/ou sur tout site tiers, notamment les marketplaces, ce qui, selon l’ADLC, pouvait révéler des indices de restrictions verticales sur les ventes actives et passives des détaillants actifs sur le marché pertinent (l’instruction du dossier devant l’ADLC n’était pas alors achevée et était amenée à se poursuivre).
Quant au communiqué de l’ADLC susvisé, il faisait suite à une enquête menée par celle-ci à l’encontre de la société ADIDAS France, dans le cadre de laquelle cette dernière avait notamment été amenée à supprimer de ses contrats de distribution sélective l’interdiction pour ses revendeurs d’utiliser les places de marché en ligne. Dans son communiqué, l’ADLC en profitait pour rappeler qu’ « en tout état de cause, un fabricant ne peut interdire par principe à un distributeur agréé de vendre en ligne[11] ».
3/ La portée de l’arrêt de la Cour de cassation du 13 septembre 2017
Par arrêt du 13 septembre 2017, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a cassé l’arrêt de la Cour d’appel de PARIS du 2 février 2016.
En effet, la Haute Juridiction a estimé que la Cour d’appel n’avait pas expliqué en quoi les décisions et le communiqué de l’ADLC auxquels elle se référait étaient de nature à écarter l’existence d’un trouble manifestement illicite résultant de l’atteinte au réseau de distribution sélective de la société CAUDALIE.
A cet égard, la Cour de cassation a rappelé que le Conseil de la Concurrence (devenue l’ADLC) avait précédemment été amené à juger licite le réseau de distribution de la société CAUDALIE[12].
En effet, la société CAUDALIE, ainsi que d’autres sociétés de produits parapharmaceutiques ayant recours à un système de distribution sélective qui interdisait ou limitait substantiellement le droit des distributeurs de vendre les produits sur Internet, avaient fait l’objet d’une enquête du Conseil de la Concurrence entre 2006 et 2007.
Dans le cadre de la procédure, la société CAUDALIE s’était engagée à modifier substantiellement les stipulations de son contrat de distribution sélective relatives à la vente sur Internet par ses distributeurs agréés.
La société CAUDALIE avait ainsi autorisé la vente de ses produits sur Internet sous réserve du respect de certaines conditions (qualité du site Internet des distributeurs et conformité de ce dernier à sa charte graphique, mise en place par les distributeurs d’un service de conseil dans le cadre d’une hot line, accord préalable de la société CAUDALIE pour les publicités ou promotions, etc.). En revanche, elle n’avait pas modifié les termes de son contrat prévoyant que ses produits ne pourraient être commercialisés que sur le site Internet de chaque distributeur, ce qui interdisait de facto toute vente par le biais d’une plate-forme.
Le Conseil de la Concurrence avait validé les engagements pris par la société CAUDALIE sans exiger de celle-ci des modifications supplémentaires à son contrat de distribution. Le Conseil avait considéré que la société CAUDALIE avait allégé ses exigences de qualité des sites Internet des distributeurs sans restreindre pour autant son objectif de respect de l’image de marque de ses produits, et qu’elle avait ainsi apporté une réponse globalement satisfaisante aux préoccupations de concurrence préalablement identifiées par le Conseil. Aucune poursuite n’avait donc été engagée par le Conseil à l’encontre de la société CAUDALIE.
Il résulte de la décision commentée que le fournisseur peut interdire à ses distributeurs agréés le droit de commercialiser ses produits sur une plate-forme de vente en ligne lorsque, comme en l’espèce, la licéité de son réseau de distribution sélective a été globalement établie.
La Haute Juridiction privilégie ainsi une appréciation in concreto et globale du réseau du fournisseur. Elle refuse de considérer que la seule interdiction faite aux distributeurs de vendre sur une plate-forme en ligne constitue, par principe, une restriction de concurrence caractérisée exclue du bénéfice de l’exemption de l’article 101 paragraphe 3 du TFUE.
La Cour ne remet toutefois pas en cause le principe selon lequel l’interdiction générale imposée aux distributeurs agréés de toute vente en ligne est illicite, sauf à démontrer qu’une telle interdiction contribue à un progrès économique et est indispensable à la réalisation de celui-ci[13].
[1] Article 1, e, du Règlement (UE) n°330/2010 de la Commission du 20 avril 2010 concernant l’application de l’article 101, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne à des catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées
[2] Cf. Articles 4 et 5 du Règlement précité
[3] Surlignages en gras ajoutés
[4] Lignes directrices sur les restrictions verticales (2000/C 291/01) du 13 octobre 2000
[5] CJUE, 13 octobre 2011, aff. C-439/09
[6] Cass. Com., 24 septembre 2013, n°12-14344
[7] Cass. Com., 13 septembre 2017, n°16-15067
[8] ADLC, décision n°14-D-07 du 23 juillet 2014
[9] ADLC, décision n°15-D-11 du 24 juin 2015
[10] Communiqué accessible sur le site Internet de l’ADLC : http://www.autoritedelaconcurrence.fr/user/standard.php?id_rub=606&id_article=2668
[11] Surlignage en gras ajouté
[12] CC, décision n°07-D-07 du 8 mars 2007
[13] Cass. Com., 24 septembre 2013 précité