La France se prépare à un Brexit sans accord. N’est-il pas déjà trop tard ?
Dans un précédent article intitulé « Brexit : L’échec d’une négociation semée d’embûches. What next?», je faisais état de l’adoption prochaine de plusieurs ordonnances en application de la loi du 19 janvier 2019 habilitant le Gouvernement français « à prendre par ordonnances les mesures de préparation au retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne ». Depuis, six ordonnances ont été signées entre le 23 janvier et le 13 février 2019 qui attestent des dangers d’un Brexit sans accord dont les conséquences n’ont pas été anticipées suffisamment en amont.
La procédure accélérée engagée par le Gouvernement avant même le vote du Parlement britannique rejetant l’accord de retrait négocié entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, a permis la signature de ces premières ordonnances destinées à faire face aux conséquences d’un tel scenario dans des délais extrêmement courts.
Dans l’article précité, j’envisageais trois scenarii pouvant empêcher ou retarder l’entrée en vigueur du Brexit. Après le nouveau revers subi par la Première ministre Theresa May le 14 février devant la Chambre des communes, le scenario d’un Brexit sans accord semble le plus probable. Celui-ci pourrait entrer en vigueur dès le 29 mars à minuit conformément aux dispositions de l’article 50 du traité de l’Union européenne, ou quelques semaines plus tard si le Conseil européen décidait à l’unanimité de reporter cette échéance afin de permettre au Royaume-Uni et aux 27 Etats membres restants de disposer d’un peu plus de temps pour adopter les mesures législatives et réglementaires indispensables pour éviter un après trop chaotique.
Si un délai était accordé, il ne devrait cependant pas aller au-delà du 23 mai 2019, date des prochaines élections européennes. Il serait en effet absurde que le Royaume-Uni participe à ces élections pour sortir de l’Union européenne quelques semaines plus tard.
La première ordonnance, datée du 23 janvier 2019, doit permettre le lancement rapide des travaux de toute première urgence nécessaires au rétablissement des contrôles douaniers, sanitaires, phytosanitaires et de police aux frontières entre la France et le Royaume-Uni. Son objectif est d’accélérer les délais d’obtention des autorisations en matière environnementale, d’urbanisme ou de patrimoine pour la construction des bâtiments et infrastructures qui devront être opérationnels lors du rétablissement des contrôles « afin d’assurer la fluidité des flux de marchandises et de personnes. »
Pour le dire crûment, l’objectif est d’éviter la pagaille aux frontières en s’affranchissant des règles d’urbanisme contraignantes susceptibles de retarder ou de paralyser la construction des infrastructures indispensables. Et le temps presse !
La seconde ordonnance, en date du 30 janvier 2019, vise à permettre la poursuite de la fourniture de produits et matériels à destination du Royaume-Uni par les bénéficiaires de licences et d’autorisations dans le domaine de la défense.
La troisième ordonnance, datée du 6 février 2019, a pour objectif de régler la situation des personnes physiques ou morales en matière de droit d’entrée et de séjour, de droits sociaux et de prestations sociales et de conditions d’exercice d’une activité professionnelle en aménageant un régime spécifique pour les ressortissants britanniques vivant en France à la date du retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne.
Entre autres mesures, ces ressortissants britanniques auront une période maximale d’un an pour obtenir un titre de séjour, et ceux qui sont membres de la fonction publique française conserveront cette qualité. Ceux qui bénéficient du revenu de solidarité active pourront continuer d’en bénéficier pendant un an. La continuité de la prise en charge des soins de santé dans les conditions qui découlent du droit de l’Union européenne est garantie pendant deux ans.
Cependant, les mesures dérogatoires susvisées relatives au droit de séjour, au revenu de solidarité active et à la prise en charge des soins de santé pourront être suspendues si le Gouvernement constate que le Royaume-Uni n’accorde pas un traitement équivalent aux ressortissants français résidant au Royaume-Uni.
Comme il n’est nullement garanti que les ressortissants français vivant au Royaume-Uni bénéficieront d’un traitement équivalent, les demandes de naturalisation de ressortissants britanniques vivant en France devraient se multiplier dans les prochaines semaines.
Toujours en cas de Brexit sans accord, la quatrième ordonnance, datée du 6 février 2019, permet, temporairement et sous réserve de réciprocité, aux personnes établies au Royaume-Uni de réaliser des opérations de transport routier de marchandises ou de personnes sur le territoire national.
Les dispositions de l’ordonnance prendront effet à la date de retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne et demeureront applicables jusqu’au 31 décembre 2019 au plus tard. Elles pourront être prolongées jusqu’au 31 décembre 2020 si des négociations s’engagent avec le Royaume-Uni, et ce afin que celles-ci puissent être menées jusqu’à leur terme.
Elles pourront être suspendues par décret s’il est constaté que les autorités britanniques n’adoptent pas des dispositions similaires sur leur territoire.
La cinquième ordonnance, datée du 6 février 2019, comprend sept mesures permettant à la France de se préparer au retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne en matière de services financiers. Ces mesures sont destinées à compléter les dispositions prises au niveau européen à l’initiative de la Commission européenne.
Enfin, la sixième ordonnance, datée du 13 février 2019, revient sur la désignation en tant qu’autorité binationale de sécurité de la commission intergouvernementale (CIG) chargée de suivre au nom des deux gouvernements l’ensemble des questions liées à la construction et à l’exploitation de la liaison fixe trans-Manche confiée à la société Eurotunnel.
En effet, le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne ne permettra plus à cette commission d’exercer les compétences dévolues par le droit européen à une autorité nationale de sécurité puisqu’elle ne sera plus l’émanation de deux Etats membres, mais d’un Etat membre et d’un pays tiers.
Les sujets traités par ces ordonnances sont autant d’exemples de l’imbroglio créé par un retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne sans accord et dans un grand état d’impréparation, personne avant octobre 2018 n’ayant, semble-t-il, anticipé une absence totale d’accord de retrait au 30 mars 2019, tant les conséquences d’une telle absence étaient jugées préjudiciables pour le Royaume-Uni, et dans une moindre mesure pour les 27 autres Etats membres.
Certains commentateurs ne voient qu’une seule issue à cette impasse : que le Royaume-Uni rejoigne l’Association Européenne de Libre Echanges (AELE) dont sont déjà membres l’Islande, la Norvège et le Liechtenstein et à laquelle le Royaume-Uni a appartenu avant de rejoindre la Communauté économique européenne (CEE) en 1972.
Dans un article intitulé « Brexit : les enjeux d’une négociation semée d’embûches » publié dans notre e-newsletter d’avril 2017, je relevais qu’une telle issue avait été formellement rejetée par Theresa May dans un discours du 17 janvier 2017.
Selon elle, il ne s’agissait « ni d’être un membre partiel, ni d’être un membre associé ou encore quelque chose qui nous laisserait un pied dedans un pied dehors. Nous n’envisageons pas d’adapter un modèle dont bénéficient d’autres pays. Nous n’aspirons pas non plus à nous accrocher à certains éléments propres aux Etats membres alors que nous sortons. »
Elle avait alors dressé une liste de « red lines » dont la plupart sont incompatibles avec l’appartenance à l’AELE qui impose de contribuer au budget de l’Union, d’accepter des mécanismes de contrôle et de se soumettre à la jurisprudence de la Cour de justice européenne.
Dans le même discours, elle prônait une zone de libre-échange pour les produits et les services (notamment financiers) se rapprochant le plus possible de ce qui existe aujourd’hui dans le cadre de l’Union européenne.
De leur côté, les 27 autres pays membres n’ont eu de cesse de rappeler la position qu’ils ont adoptée à l’unanimité lors du sommet de Bratislava du 16 septembre 2016 : l’Union européenne s’est bâtie sur le principe de l’indivisibilité de quatre libertés fondamentales, la libre circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux. Il est donc à leurs yeux inconcevable d’ouvrir, même partiellement, le marché intérieur en l’absence de libre circulation des personnes entre l’Union et le Royaume-Uni.
C’est tout l’enjeu des discussions sur le « backstop » (filet de sécurité) et le rétablissement à terme d’une frontière avec l’Irlande qui figurait dans l’accord de retrait conclu entre le Royaume-Uni et l’Union européenne le 25 novembre 2018, rejeté par la suite par le Parlement britannique.
Selon le Royaume-Uni, le rétablissement d’une telle frontière mettrait à mal les accords de paix de 1998 qui ont mis fin à la guerre civile en Irlande du Nord.
Pour l’Union européenne, ce sujet intérieur ne peut justifier le maintien de facto d’une zone de libre-échange au-delà d’une période de deux années sans que le Royaume-Uni garantisse la libre circulation des personnes, contribue au budget européen et se soumette aux organismes de contrôle de l’Union et à la jurisprudence de la Cour de justice européenne.
Près de deux ans après l’annonce officielle par le Royaume-Uni de son retrait de l’Union européenne et à un mois de l’échéance du 29 mars à minuit, éventuellement prorogée de quelques semaines, la situation parait toujours aussi figée.
Problème : le Brexit, avec ou sans accord, c’est maintenant ! Si le pire n’est pas certain, il est dans toutes les têtes.