Immixtion et apparences dans les groupes de sociétés
« Les apparences peuvent êtres vraies » selon le poète français Eugène Guillevic. Dans un arrêt du 3 février 2015, la Cour de cassation a décidé de reprendre à son compte cet oxymore en décidant qu’une société mère qui s’immisce dans une relation commerciale d’une de ses filiales, laissant croire qu’elle se substitue à elle dans l’exécution d’un contrat, peut être déclarée redevable des sommes dues par ladite filiale en application dudit contrat.
A l’occasion d’un contentieux portant sur le recouvrement d’une créance, une société a décidé de poursuivre la société holding du groupe auquel appartenait sa débitrice, estimant qu’elle s’était substituée à cette dernière dans l’exécution du contrat en intervenant dans la phase précontentieuse pour tenter d’obtenir un arrangement amiable. La société holding a répliqué en invoquant le principe de l’autonomie des personnes morales, en vertu duquel une société ne saurait être tenue des dettes d’une autre société, quand bien même elle appartiendrait au même groupe. La Cour d’appel a débouté la société holding en la condamnant à répondre de la dette de sa filiale en raison de la confusion qu’elle avait instillé entre elle et sa filiale dans l’esprit du cocontractant de cette dernière. Cet arrêt a été confirmé par la Cour de cassation par arrêt du 3 février 2015[1].
Le principe est connu : le groupe de sociétés n’est pas lui-même un sujet de droit, il n’a pas la personnalité morale. Ainsi, la filiale, à la différence d’une succursale, est une personne morale autonome, indépendante de la société mère, même si elles ont un siège social et des dirigeants communs. La Cour de cassation a ainsi jugé par des arrêts de principe que les sociétés d’un même groupe sont distinctes et qu’aucune disposition légale ne justifie le transfert des droits ou obligations d’une société à une autre, sauf fraude ou fictivité[2]. Ainsi, l’autonomie des sociétés les rend chacune responsable de ses propres dettes, si bien qu’en dépit des liens qui les unissent, le patrimoine de l’une ne peut répondre des engagements souscrits par la société mère ou une société sœur[3].
Ce principe d’indépendance connait cependant des exceptions, que la Chambre commerciale de la Cour de cassation rappelle dans son arrêt du 3 février 2015.
D’une part, le principe de l’autonomie des personnes morales se heurte parfois à la théorie de l’apparence. Il arrive, en effet, que les juges rompent avec ce principe en vue de préserver les intérêts de créanciers induits en erreur par le comportement des sociétés contractantes. Ainsi, les juges ont pu estimer que l’identité de siège social, de logo et de papier en tête entre une société mère et sa filiale pouvaient créer une apparence au point que, trompés par cette apparence, et sans être contredits sur ce point, plusieurs sous-traitants avaient pu adresser leurs factures tantôt à la société mère, tantôt à la société fille, laissant supposer que les deux sociétés agissaient en étroite interdépendance sous une même unité de contrôle et de direction[4].
Outre la théorie de l’apparence, la jurisprudence fait également appel à la notion d’immixtion dans la gestion. Lorsque les diverses sociétés d’un groupe se présentent comme une entité unique, l’absence d’autonomie d’une filiale et l’immixtion des autres sociétés dans sa gestion justifient la condamnation in solidum de la holding au nom du groupe à la demande d’un des clients de ladite filiale[5]. Ainsi, à titre d’illustration, une filiale qui a participé à l’exécution d’un contrat peut se voir opposer la clause compromissoire figurant audit contrat, bien que celui-ci ait été conclu par la seule société mère[6].
En l’espèce, l’arrêt du 3 février 2015 retient que la société holding ne s’est pas directement immiscée dans la conclusion et l’exécution du contrat, mais qu’en revanche, elle est intervenue activement au stade précontentieux, lorsque la société créancière s’apprêtait à saisir la justice d’une demande en paiement de sa créance, laissant croire à la société créancière qu’elle se substituait à cette dernière dans l’exécution du contrat. Cette immixtion, associée à de multiples éléments communs aux deux sociétés dont l’identité de siège social, d’adresse électronique et de dirigeant, a créé une apparence légitime de substitution de la mère à sa filiale autorisant la société créancière à réclamer le paiement de la dette à la société mère.
De cette jurisprudence, il ressort la nécessité dans les relations commerciales des sociétés membres d’un groupe de sociétés de cloisonner le rôle de chaque entité du groupe et de limiter le rôle de la holding dans les négociations conduites par ses filiales. En effet, la société mère peut s’exposer à un retour de bâton si elle décide de préserver les intérêts de ses filiales en agissant directement auprès de leurs partenaires. Dans le cas où la société mère souhaiterait intervenir pour apporter son poids à la négociation, il conviendra de bien mettre en avant son rôle de soutien à la négociation et non de partie principale, par conséquent distinct de celui de sa filiale, et ce afin d’écarter le risque d’être reconnue in fine débitrice du cocontractant de sa filiale.
[1] Cass.com, 3 février, n°13-24.895
[2] Cass. com., 24 mai 1982
[3] Cass. com., 4 nov. 1987
[4] Cass.com. 18 novembre 1994
[5] (Cass. com., 4 mars 1997
[6] CA Paris, 30 nov. 1988