La compétence spéciale de l’article 35 du Règlement Bruxelles I bis et le sort réservé aux mesures d’instruction de l’article 145 du Code de procédure civile
Conformément à l’article 35 du Règlement Bruxelles I bis, le juge local peut ordonner des mesures provisoires ou conservatoires, alors même qu’un autre juge s’est déclaré compétent pour statuer sur le fond, notamment en cas de clause attributive de juridiction.
Dans un arrêt rendu le 27 janvier 2021, la Cour de cassation revient sur la compétence du juge français pour ordonner des mesures d’instructions in futurum et se conforme à la notion autonome de mesures provisoires ou conservatoires du Règlement Bruxelles I bis.
Des mesures provisoires ou conservatoires prévues par la loi d’un Etat membre peuvent être demandées aux juridictions de cet État, même si les juridictions d’un autre État membre sont compétentes pour connaître du fond, en cas notamment de clause attributive de juridiction, en vertu de l’article 35 du Règlement (UE) n°1215/2012 dit Bruxelles I bis[1].
En droit français, le sort de l’ensemble des mesures in futurum, qui peuvent être ordonnées avant tout procès, s’est posé à l’aune de cet instrument de droit européen.
Aux termes de l’article 145 du Code de procédure civile, qui est d’une grande importance pratique :
« S’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé. »
Concrètement, le juge français peut-il, en matière internationale, ordonner des mesures d’instruction in futurum sans considération du juge compétent au fond, éventuellement désigné au moyen d’une clause attributive de juridiction ?
Par un arrêt du 27 janvier 2021[2], la Première Chambre civile de la Cour de cassation a confirmé la compétence des juridictions françaises pour ordonner des mesures d’instruction in futurum, à condition que les juges apprécient la mesure sollicitée.
Deux sociétés françaises ont cédé à une société allemande les droits exclusifs de distribution d’un film et d’une série télévisée, par contrats conclus respectivement le 30 juillet 2012 et le 26 mai 2014. Les deux contrats stipulaient une clause attributive de juridiction en faveur des juridictions munichoises, en Allemagne.
Un différend ayant opposé les parties sur la bonne exécution de leurs obligations, la société allemande a enjoint les sociétés françaises de lui communiquer des documents démontrant la réalité du budget effectivement engagé dans la production du film et de la série.
Les sociétés françaises refusant, la société allemande a saisi le Président du tribunal de commerce de Salon-de-Provence, par voie de requête, en désignation d’un huissier de justice aux fins de procéder à des investigations informatiques et à la récupération de données.
Cette demande ayant été accueillie par ordonnances, les sociétés françaises en ont sollicité la rétractation.
La cour d’appel d’Aix-en-Provence a écarté la compétence des juridictions françaises estimant que les demandes de mesures d’instruction de la société allemande n’étaient ni conservatoires, ni provisoires, mais avaient un objet probatoire eu égard à son absence de volonté de maintenir une situation de fait ou de droit.
Saisie d’un pourvoi formé par la société allemande, la Haute Juridiction casse l’arrêt de la cour d’appel pour défaut de base légale sur le fondement de l’article 35 du Règlement Bruxelles I bis et de l’article 145 du Code de procédure civile.
En effet, elle relève que la cour d’appel s’est déterminée par une affirmation générale, sans rechercher si les mesures in futurum « n’avaient pas pour objet de prémunir le distributeur contre un risque de dépérissement d’élément de preuve dont la conservation pouvait commander la solution du litige ».
Dès lors, elle retient qu’il appartient aux juges d’apprécier in concreto si la mesure sollicitée relève de la catégorie des mesures provisoires ou conservatoires de l’article 35 du Règlement Bruxelles I bis ou de celle des mesures probatoires.
En ce sens, la Cour de cassation renoue avec sa position antérieure[3] aux récents arrêts rendus le 14 mars 2018[4], qui laissaient sous-entendre que le juge français était toujours compétent pour ordonner n’importe quelle mesure d’instruction sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile.
En effet, dans ces deux arrêts rendus le 14 mars 2018, la Première Chambre civile de la Cour de cassation avait retenu « […] sans avoir à déterminer la juridiction compétente pour connaître du fond, […] que la juridiction française était compétente pour ordonner, avant tout procès, une mesure d’expertise devant être exécutée en France et destinée à conserver ou établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution du litige ».
En outre, la Cour de cassation semble se conformer à la notion autonome de droit européen que constituent les « mesures provisoires ou conservatoires » de l’article 35 du Règlement Bruxelles I bis.
La Cour de Justice a adopté une approche restrictive de cette notion, en écartant les mesures probatoires, puisqu’elle a retenu qu’il y a lieu d’entendre par « mesures provisoires ou conservatoires » les « mesures qui, dans les matières relevant du champ d’application de la Convention [Règlement Bruxelles I bis], sont destinées à maintenir une situation de fait ou de droit afin de sauvegarder des droits dont la reconnaissance est par ailleurs demandée au juge du fond »[5]. Ne revêtent pas ce caractère, celles ordonnées dans le but de permettre au demandeur d’évaluer l’opportunité d’une action éventuelle, de déterminer le fondement d’une telle action et d’apprécier la pertinence des moyens pouvant être invoqués dans ce cadre[6].
En excluant les mesures probatoires du domaine de la compétence spéciale prévue par le Règlement Bruxelles I bis, la Cour de cassation renoue avec une position pragmatique et conforme au droit de l’Union Européenne. En effet, les mesures probatoires, telle que l’expertise judiciaire, entretiennent un lien étroit avec le fond de l’affaire, qui nécessite de maintenir une unité du contentieux entre la phase probatoire et le fond. En revanche, le juge local est souvent le plus apte à statuer sur les mesures provisoires et conservatoires, dans l’attente d’une décision au fond.
Comme le souligne la doctrine[7], une question demeure concernant la manière dont les juges du fond devront apprécier l’objet des mesures sollicitées. Dépendra-t-il de la volonté affichée de la partie sollicitant la mesure ou de ses caractéristiques propres selon le droit français ?
Dans ces conditions, les professionnels du droit devront redoubler de vigilance quant à la motivation de leur demande et à la stratégie procédurale qu’ils décideront de mettre en place.
[1] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32012R1215&from=RO
[2] Cass., Civ. 1, 27 mai 2021, n°19-16.917
[3] Cass., Civ. 1, 4 mai 2011, n°10-13.712
[4] Cass., Civ. 1, 14 mars 2018, n°16-19.731 ; Cass., Civ.. 1, 14 mars 2018, n°16-27.913
[5] CJCE, 26 mars 1992, C-261/90, Reichert et Kockler
[6] CJCE, 28 avril 2005, C-104/03, St. Paul Dairy Industries NV / Unibel Exser BVBA
[7] H. MEUR, LEDICO, mars 2021, n°113u4,p.7