La Cour de Cassation a tranché : l’usufruitier n’est pas associé
Force est de constater que les sociétés civiles immobilières familiales alimentent une source intarissable de contentieux, notamment en matière de prérogatives de l’usufruitier. L’arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de Cassation du 16 février 2022[1] en est encore une illustration, et non des moindres puisque cette décision a été publiée au Bulletin de la Cour de Cassation[2].
En l’espèce, une société civile immobilière a été constituée entre des époux et leurs trois enfants. A l’issue de diverses opérations sociétaires, les époux devenus usufruitiers, demandent par lettre recommandée avec demande d’avis de réception à la gérante de la SCI, l’une de leurs filles, de provoquer une délibération des associés concernant la révocation de ladite gérante de ses fonctions et la nomination de co-gérants. Exposant que la gérante avait gardé le silence, les époux sollicitent alors en justice la désignation d’un mandataire chargé de provoquer la délibération des associés afin de statuer sur la révocation de la gérante de ses fonctions et la nomination de co-gérants. Les juges du fond déclarent cette demande irrecevable au motif « qu’elle ne peut émaner que d’un associé, qualité faisant défaut aux époux, simplement titulaires de l’usufruit d’un certain nombre de parts ». Les époux se pourvoient alors en cassation.
La question posée à la troisième chambre civile de la Cour de Cassation était donc celle de savoir si l’usufruitier dispose, ou non, de la qualité d’associé. Afin de répondre à cette question, la troisième chambre civile sollicite l’avis d’une chambre spécialiste du droit des sociétés, à savoir la chambre commerciale, comme lui en offre la possibilité l’article 1015-1 du Code de procédure civile[3].
Dans son avis émis en date du 1er décembre 2021, la Chambre commerciale énonce le raisonnement suivant :
« 1. Aux termes de l’article 578 du Code civil, l’usufruit est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d’en conserver la substance.
2. Selon l’article 39, alinéas 1 et 3, du décret n° 78-704 du 3 juillet 1978, dans sa version applicable, un associé non gérant d’une société civile peut à tout moment, par lettre recommandée, demander au gérant de provoquer une délibération des associés sur une question déterminée. Si le gérant s’oppose à la demande ou garde le silence, l’associé demandeur peut, à l’expiration du délai d’un mois à compter de sa demande, solliciter du président du tribunal de grande instance, statuant en la forme des référés, la désignation d’un mandataire chargé de provoquer la délibération des associés.
3. Il résulte de la combinaison de ces textes que l’usufruitier de parts sociales ne peut se voir reconnaître la qualité d’associé, qui n’appartient qu’au nu-propriétaire, mais qu’il doit pouvoir provoquer une délibération des associés sur une question susceptible d’avoir une incidence directe sur son droit de jouissance. »
Sans grande surprise, la troisième chambre civile de la Cour de Cassation, dans son arrêt en date du 16 février 2022, reprend mot pour mot le raisonnement développé par la chambre commerciale dans son avis du 1er décembre 2021 et conclut que les époux « n’ayant pas la qualité d’associés et n’ayant pas soutenu que la question à soumettre à l’assemblée générale avait une incidence sur le droit de jouissance des parts dont ils avaient l’usufruit, la cour d’appel a retenu, à bon droit, que leur demande de désignation d’un mandataire chargé de provoquer la délibération des associés était irrecevable ».
En l’espèce, la Cour de Cassation se fonde sur l’article 578 du Code civil pour dénier à l’usufruitier la qualité d’associé. Pour rappel, cet article dispose que « l’usufruit est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d’en conserver la substance ». Pour trancher l’épineuse question du statut de l’usufruitier, la Cour de cassation s’est donc attachée à la propriété des titres : seule la propriété des titres confère la qualité d’associé ; l’usufruitier disposant seulement d’un droit de jouissance sur ces titres, qui appartiennent à un autre, n’est donc pas associé.
Cela étant, la Cour de cassation vient ensuite tempérer cette affirmation en se fondant sur l’article 39, alinéas 1er et 3, du décret du 3 juillet 1978 précité. L’usufruitier n’est certes pas associé, mais il « doit pouvoir provoquer une délibération des associés sur une question susceptible d’avoir une incidence directe sur son droit de jouissance ». Si l’usufruitier disposait déjà de certains droits consacrés par l’article 1844, alinéa 3, du Code civil, notamment le droit de vote pour les décisions concernant l’affectation des bénéfices et le droit de participer aux décisions collectives, il dispose désormais d’un droit nouveau qui lui est reconnu par cet arrêt : celui de provoquer une délibération des associés. Cette prérogative est néanmoins assortie d’une condition : l’usufruitier doit démontrer que la question pour laquelle il souhaite provoquer une délibération des associés est susceptible d’avoir une incidence directe sur son droit de jouissance.
La portée de cet arrêt est importante puisque la Cour de Cassation apporte enfin une réponse à la question très débattue en doctrine de savoir si l’usufruitier de droits sociaux est, ou non, associé. En effet, si la qualité d’associé du nu-propriétaire ne faisait plus débat depuis un arrêt de la Cour de cassation du 4 janvier 2014[4], celle de l’usufruitier n’avait pas encore été tranchée par la jurisprudence. C’est désormais chose faite : l’usufruitier n’est pas associé.
A noter que le sens de l’arrêt de la Cour de Cassation peut paraître surprenant. En effet, des commentateurs chevronnés anticipaient, au vu de l’avis émis par la chambre commerciale, une cassation pour manque de base légale en ce que « Les magistrats bordelais n’ont pas examiné si la délibération en question était « susceptible d’avoir une incidence directe sur [le] droit de jouissance » des demandeurs, ce qu’une juridiction de renvoi pourrait, en cas de cassation, être invitée à faire »[5]. La troisième chambre civile fait finalement mentir leur pronostic dans la mesure où elle rejette le pourvoi au moyen que les époux « n’ayant pas la qualité d’associés et n’ayant pas soutenu que la question à soumettre à l’assemblée générale avait une incidence directe sur le droit de jouissance des parts dont ils avaient l’usufruit, la Cour d’Appel a retenu, à bon droit, que leur demande de désignation d’un mandataire chargé de provoquer la délibération des associés était irrecevable ». Pour la troisième chambre civile, il incombait donc aux usufruitiers de démontrer en amont l’incidence directe de la question à soumettre à l’assemblée générale sur le droit de jouissance des parts dont ils avaient l’usufruit.
Le critère de l’ « incidence directe » introduit par la Cour de Cassation dans l’arrêt commenté est d’ailleurs loin de faire l’unanimité. En effet, comme l’ont relevé certains commentateurs, cette notion est imprécise[6] et susceptible de donner lieu à diverses interprétations. Il semblerait donc que le contentieux relatif aux droits de l’usufruitier ait encore de beaux jours devant lui.
[1] Cour de Cassation, 3ème chambre civile, 16 février 2022, n°20-15.164.
[2] Pour rappel, les arrêts publiés au Bulletin de la Cour de Cassation ont une portée doctrinale.
[3] Le premier alinéa de l’article 1015-1 du Code de procédure civile dispose : « La chambre saisie d’un pourvoi peut solliciter l’avis d’une autre chambre saisie sur un point de droit qui relève de la compétence de celle-ci ».
[4] Cour de Cassation, chambre commerciale, 4 Janvier 1994 – n° 91-20.256
[5] « L’usufruitier n’est pas associé, mais… », La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n° 1, 6 Janvier 2022, 1000, par Renaud Mortier et Nadège Jullian.
[6] « L’usufruitier de parts sociales n’est pas un associé, mais est-il bien usufruitier ? », La Semaine Juridique Edition Générale n° 9, 7 Mars 2022, 288, Julien Laurent.