La notion de relations commerciales établies – une notion extensible sous condition
Afin d’apprécier la durée de relations commerciales établies et de déterminer le préavis devant accompagner leur rupture, il ne faut pas tenir compte de la durée de la relation commerciale ayant précédé la cession d’un fonds de commerce s’il n’est pas démontré que le cessionnaire du fonds « ait eu l’intention de poursuivre la relation commerciale initialement nouée » entre le cédant et la victime de la rupture.
C’est ce qu’a jugé la Cour de cassation dans un arrêt du 15 septembre 2015.
Dans son arrêt du 15 septembre 2015, la chambre commerciale de la Cour de cassation a confirmé un arrêt de la Cour d’Appel de Paris du 13 février 2014 et énoncé que le cessionnaire d’un fonds de commerce ne se substituait pas de plein droit au cédant dans les relations contractuelles et commerciales que le cédant entretenait avec ses partenaires commerciaux avant la cession[1].
Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt précité, la société Elidis, qui exploitait un fonds de commerce de négoce de boissons, avait noué des relations commerciales établies avec la société Vivien qui assurait, depuis plusieurs années, les transports d’approvisionnement en boissons de son fonds.
La société Elidis a donné son fonds de commerce en location-gérance, à compter du 1er octobre 2005, à la société Poitou Boissons, avant de le lui céder, par acte du 30 mars 2006.
Le 14 avril 2006, la société Poitou Boissons a informé la société Vivien de sa décision de mettre fin à la relation commerciale les liant, afin d’utiliser ses propres camions pour ses approvisionnements, décision devenue effective au mois d’août suivant. La société Poitou Boissons a ainsi assorti la rupture des relations commerciales établies d’un préavis de quatre mois.
Se prévalant de la durée de la relation commerciale qu’elle avait entretenue avec les prédécesseurs de la société Poitou Boissons, la société Vivien a assigné cette dernière société en paiement de dommages-intérêts pour rupture brutale d’une relation commerciale établie, sur le fondement de l’article L.442-6, I, 5° du Code de commerce qui dispose qu’ :
« I.-Engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers :
[…]
5° De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. »
Ainsi que cela ressort du texte de loi précité, le préavis devant être accordé à la victime de la rupture doit tenir compte de la durée de la relation commerciale.
En conséquence, le montant des dommages et intérêts octroyés par les tribunaux en cas d’insuffisance de préavis sera principalement fonction de la durée des relations commerciales.
Aussi, les partenaires commerciaux se querellent fréquemment devant les juridictions commerciales au sujet de la durée de leurs relations commerciales et plus précisément, au sujet du point de départ à retenir pour apprécier cette durée.
En l’espèce, la société Vivien soutenait que la relation commerciale qui la liait à la société Poitou Boissons (locataire-gérant puis cessionnaire du fonds) remontait au début de la relation initialement établie avec la société Elidis (cédant du fonds) et avait donc duré plusieurs années, ce qui rendait le préavis de quatre mois insuffisant et justifiait l’octroi de dommages et intérêts à hauteur de 250.000 euros.
En revanche, la société Poitou Boissons (locataire-gérant puis cessionnaire du fonds) considérait que la relation commerciale qui la liait à la société Vivien avait débuté le 1er octobre 2005 au moment de la prise du fonds en location-gérance et n’avait donc duré que 6,5 mois, ce qui rendait le préavis de quatre mois amplement suffisant.
Les juridictions du fond, puis la Cour de cassation, ont suivi cette dernière thèse et rejeté les demandes de la société Vivien.
La Cour rappelle ainsi qu’il n’existe pas de règle impérative et automatique quant à la reprise par le locataire-gérant ou cessionnaire d’un fonds de commerce de la relation commerciale initialement établie par le cédant d’un fonds de commerce.
La Cour énonce en effet que l’opération de cession du fonds « n’a pas de plein droit substitué le cessionnaire au cédant dans les relations contractuelles et commerciales que cette société entretenait avec la société Vivien ».
En réalité, ce qui compte est l’intention du repreneur de poursuivre ou non les relations et la perception de cette intention par la victime de la rupture.
Ainsi, lorsque l’un des cocontractants a été remplacé par un autre, la relation établie antérieurement doit être prise en compte s’il existe des éléments concrets de nature à démontrer que le remplaçant a eu l’intention de poursuivre la relation initialement nouée par son prédécesseur.
Les juridictions doivent ainsi se livrer au déchiffrage de « l’intention » du remplaçant et des éléments de nature à déterminer cette intention.
En l’espèce, la Cour a retenu que le seul fait que la société Poitou Boissons ait poursuivi la relation commerciale, en confiant le transport de ses boissons à la société Vivien, pendant la location gérance, du 1er octobre 2005 au 30 mars 2006 (6 mois), puis du 1er au 15 avril 2006 (15 jours) après l’acquisition du fonds, ne permettait pas « de considérer que cette société ait eu l’intention de poursuivre la relation commerciale initialement nouée entre les sociétés Elidis et Vivien ».
La Cour aurait certainement jugé autrement l’affaire si la durée de la relation post location-gérance et/ou post acquisition du fonds, avait été plus importante. La Cour aurait sans doute considéré que la société Poitou Boissons avait valablement manifesté sa volonté de s’inscrire dans la continuité de la relation commerciale initialement entamée par la société Elidis.
La Cour de cassation rappelle ce faisant l’importance de l’intention des parties de poursuivre la relation commerciale et des éléments permettant d’établir que la victime de la rupture pouvait légitimement considérer que la relation se poursuivrait pour l’avenir.
La Cour de cassation énonçait déjà, dans son rapport annuel de 2008, que la relation commerciale est établie s’il ressort :
« […] d’une part, que la relation commerciale revêtait avant la rupture un caractère suivi, stable et habituel et, d’autre part, que la partie victime de l’interruption pouvait raisonnablement anticiper pour l’avenir une certaine continuité du flux d’affaires avec son partenaire commercial. »
L’existence d’une relation commerciale établie repose donc sur la conjugaison de deux critères : la stabilité de la relation et la croyance légitime en sa poursuite.
D’autres arrêts de la haute juridiction illustrent cette analyse de la notion de relation commerciale.
Dans un arrêt du 25 septembre 2012, la Cour de cassation avait retenu que dans l’hypothèse où une relation commerciale avait débuté en 1991 entre deux cocontractants et qu’un changement de l’une des parties était intervenu en 2003, il convenait de faire remonter le début de la relation commerciale à 1991 dès lors que les parties avaient entendu se situer dans la continuation des relations antérieures (Cass., com., 25 sept. 2012, n° 11-24.301, Nestlé Maroc, Nestlé France c/ Sté Charles).
Dans un arrêt du 29 janvier 2008, la Cour de cassation a énoncé :
« Attendu qu’en se déterminant comme elle a fait, sans rechercher, comme elle y était invitée, si la société BP France qui avait repris, par avenant au contrat conclu entre les sociétés X. et Mobil Oil, certains engagements de cette dernière, n’avait pas continué la relation commerciale initialement nouée, la cour d’appel a privé sa décision de base légale » (Cass. com., 29 janv. 2008, Sté X c/ Sté BP France, n° 07-12.039 : JurisData n° 2008-02527).
La doctrine explique à cet égard que « les juges procèdent de façon pragmatique : ce n’est pas parce que l’un des cocontractants a été remplacé par un autre que la relation établie antérieurement ne peut être prise en compte » (JCl Concurrence Consommation, Fasc. 300 n°17 Rupture brutale des relations commerciales établies (C. COM., ART. L. 442-6, I, 5°).
L’arrêt du 15 septembre 2015 démontre à nouveau que le concept de relations commerciales établies, une notion davantage économique que juridique, est plus ou moins extensible.
L’originalité de cet arrêt réside dans le fait que l’analyse de la situation et l’interprétation de l’intention de l’auteur de la rupture par les juges a été faite, cette fois-ci, dans un sens défavorable à la victime de la rupture des relations commerciales.
[1] Cass. com. 15 septembre 2015, n°14-17964