L’accessibilité du grand public aux informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés jugée invalide
Dans son arrêt rendu le 22 novembre 2022, la Cour de Justice de l’Union Européenne, réunie en grande chambre, a constaté l’invalidité, au regard de la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne, de la disposition de la Directive anti-blanchiment prévoyant que les États membres doivent veiller à ce que les informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés et autres entités juridiques constituées sur leur territoire soient accessibles dans tous les cas à tout membre du grand public.
Afin de lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, le droit de l’Union Européenne[1] impose aux États membres de tenir un registre contenant des informations sur les bénéficiaires effectifs de sociétés et autres entités juridiques constituées sur leur territoire.
En France, l’ordonnance n°2016-1635 du 1er décembre 2016 renforçant le dispositif français de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, venue transposer l’article 30 de la Directive Anti-blanchiment, a créé le registre des bénéficiaires effectifs des personnes morales contenant les éléments d’identification et le domicile de leur(s) bénéficiaire(s) effectif(s), ainsi que les modalités du contrôle qu’il(s) exerce(nt).[2] Pour rappel, le bénéficiaire effectif est défini à l’article R.561-1 du Code monétaire et financier comme « la ou les personnes physiques qui soit détiennent, directement ou indirectement, plus de 25 % du capital ou des droits de vote de la société, soit exercent, par tout autre moyen, un pouvoir de contrôle sur la société au sens des 3° et 4° du I de l’article L. 233-3 du code de commerce ».
En outre, depuis avril 2021 et l’entrée en vigueur de l’ordonnance n°2020-115 du 12 février 2020 renforçant le dispositif national de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme[3], certaines informations relatives au registre des bénéficiaires effectifs des personnes morales sont désormais librement accessibles par le public via le site internet ‘DATA INPI’ géré par l’Institut National de la Propriété Industrielle (INPI). Il s’agit notamment des informations suivantes : identité, mois et année de naissance, pays de résidence et nationalité des bénéficiaires effectifs ainsi que nature et étendue des intérêts effectifs qu’ils détiennent dans la société concernée.
De même, au Luxembourg, une loi adoptée en 2019 conformément à la Directive Anti-blanchiment a également institué un Registre des bénéficiaires effectifs dont certaines informations sont accessibles au grand public via internet. Or, un tribunal luxembourgeois ayant été saisi de deux affaires introduites par deux bénéficiaires effectifs de sociétés luxembourgeoises demandant de limiter l’accès du grand public aux informations les concernant, a posé à la Cour de Justice de l’Union Européenne (« CJUE ») une série de questions préjudicielles portant notamment sur la validité et l’interprétation de certaines dispositions de la Directive Anti-blanchiment, à l’aune des droits fondamentaux au respect de la vie privée et familiale et à la protection des données à caractère personnel, consacrés respectivement aux articles 7 et 8 de la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne (ci-après la « Charte »).
Dans son arrêt rendu le 22 novembre 2022, la CJUE, réunie en grande chambre, a constaté l’invalidité, au regard de la Charte, de la disposition de la Directive Anti-blanchiment prévoyant que les États membres doivent veiller à ce que les informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés et autres entités juridiques constituées sur leur territoire soient accessibles dans tous les cas à tout membre du grand public.
Plus précisément, selon la Cour, « l’accès du grand public aux informations sur les bénéficiaires effectifs constitue une ingérence grave dans les droits fondamentaux au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel, respectivement consacrés aux articles 7 et 8 de la Charte. En effet, les informations divulguées permettent à un nombre potentiellement illimité de personnes de s’informer sur la situation matérielle et financière d’un bénéficiaire effectif ».
Dans un second temps de son raisonnement, la Cour vient cependant tempérer cette affirmation en relevant que le législateur de l’Union, dans sa lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, « poursuit un objectif d’intérêt général susceptible de justifier des ingérences, mêmes graves, dans les droits fondamentaux consacrés aux articles 7 et 8 de la Charte, et que l’accès du grand public aux informations sur les bénéficiaires effectifs est apte à contribuer à la réalisation de cet objectif ».
Le répit est néanmoins de courte durée, puisque dans le troisième temps de son analyse, la CJUE constate que « l’ingérence que comporte cette mesure n’est ni limitée au strict nécessaire ni proportionnée à l’objectif poursuivi ». En outre, selon la Cour, « le régime introduit par la directive Anti-blanchiment représente une atteinte considérablement plus grave aux droits fondamentaux garantis aux articles 7 et 8 de la Charte que le régime antérieur, lequel prévoyait, outre l’accès des autorités compétentes et de certaines entités, celui de toute personne ou organisation capable de démontrer un intérêt légitime, sans que cette aggravation soit compensée par les bénéfices éventuels qui pourraient résulter du nouveau régime par rapport à l’ancien, en ce qui concerne la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme ».
Dans la mesure où le renvoi préjudiciel permet simplement d’interroger la CJUE sur l’interprétation du droit de l’Union ou sur la validité d’un acte de l’Union sans que cette dernière n’ait vocation à trancher le litige national, il appartient désormais à la juridiction luxembourgeoise initialement saisie de résoudre l’affaire conformément à la décision de la CJUE.
Si les conséquences pratiques de cet arrêt ne sont pas encore connues, il est néanmoins certain que cette jurisprudence porte un coup sérieux à l’édifice du registre des bénéficiaires effectifs, tel que nous le connaissons en France, du moins quant à son accessibilité au grand public.
[1] Directive (UE) 2015/849 du Parlement Européen et du Conseil du 20 mai 2015 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme, modifiant le règlement (UE) n° 648/2012 du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la directive 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil et la directive 2006/70/CE de la Commission, ci-après la « Directive Anti-blanchiment ».
[2] C.f. pour plus d’informations, se référer aux articles intitulés Identification obligatoire des bénéficiaires effectifs de sociétés et autres entités juridiques immatriculées au RCS à compter du 1er août 2017, Registre des bénéficiaires effectifs : comment les identifier ? et Identification des bénéficiaires effectifs : parution du décret d’application de l’ordonnance n°2016-1635 du 1er décembre 2016 renforçant le dispositif français de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme publiés respectivement sur notre Blog au mois de juin 2017, novembre 2017 et mai 2018.
[3] Visant à transposer la directive (UE) 2018/843 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 modifiant la Directive Anti-blanchiment