Le préjudice d’anxiété : nouveau risque pour les entreprises ?
Le préjudice d’anxiété, reconnu par la Cour de Cassation en mai 2010, pour les salariés exposés à l’amiante a déjà connu quelques évolutions depuis cette date. Eu égard à la mise en cause de plus en plus fréquente des entreprises en matière de santé au travail, nous nous interrogeons sur l’extension possible à d’autres cas que l’amiante.
Et ce d’autant plus que le salarié exposé à des risques particuliers « susceptibles de laisser des traces durables identifiables et irréversibles sur sa santé » fait l’objet d’un suivi sous forme d’une fiche d’exposition, dont une copie lui est remise lors de son départ de l’établissement, en cas de déclaration de maladie professionnelle ou en cas d’arrêt de travail d’une certaine durée (article L.4121-3-1 du code du travail).
L’anxiété sera-t-elle donc réservée aux seuls préretraités de l’amiante ou faut-il craindre une épidémie de cette anxiété indemnisable, étant rappelé que la France comptait en 2012, 11,5 millions de consommateurs d’anxiolytiques ou d’hypnotiques ?
1. L’historique du préjudice d’anxiété à la charge de l’entreprise
L’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 a institué l’Allocation de Cessation Anticipée d’Activité des Travailleurs de l’Amiante (ACAATA), au bénéfice des salariés et anciens salariés des établissements de fabrication de matériaux contenant de l’amiante, des établissements de flocage et calorifugeage à l’amiante ou de construction et de réparations navales, sous certaines conditions, dont la principale est la démission du salarié, pouvant intervenir à compter de 50 ans.
Les établissements ouvrant droit à cette allocation sont inscrits sur une liste établie par les ministères du travail, de la sécurité sociale et de budget.
Il est à relever que certains sites ont été inscrits sur ladite liste même si seulement 6 à 12% des effectifs de l’entreprise ont été affectés aux activités liées à l’amiante. Ainsi, même si 80% des effectifs n’ont pas été exposés, 100% des salariés de l’établissement inscrit peuvent bénéficier du dispositif.
Dans un arrêt du 11 mai 2010 (n° 09-42.241), la chambre sociale constate que les salariés « se trouvaient par le fait de l’employeur dans une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante et étaient amenés à subir des contrôles et examens réguliers propres à réactiver cette angoisse. »
Dès lors, le préjudice d’anxiété était reconnu en tant que tel et indemnisable, indépendamment de toute déclaration d’une maladie liée à l’amiante.
La chambre sociale refuse cependant de reconnaître le préjudice économique né de la perte de revenus subie par les salariés bénéficiant de l’ACCATA.
Le 4 décembre 2012, la chambre sociale a assoupli sa position considérant que la salariée en cause « se trouvait, de par le fait de l’employeur, dans une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante, qu’elle se soumette ou non à des contrôles et examens réguliers » (n°11-26.294).
L’anxiété n’est donc pas à démontrer … elle est de fait !
Le 25 septembre 2013, la chambre sociale refuse la demande de réparation d’un préjudice additionnel lié au « bouleversement des conditions d’existence » et précise que « l’indemnisation accordée au titre du préjudice d’anxiété répare l’ensemble des troubles psychologiques, y compris ceux liés aux bouleversements dans les conditions d’existence, résultant du risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante » (n° 12.12883).
La Cour rappelle également que la réparation du préjudice d’anxiété relève bien de la compétence prud’homale, s’agissant d’une demande indemnitaire fondée sur le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité de résultat. En conséquence de quoi, les salariés ayant déclaré une maladie consécutivement à leur exposition à l’amiante et en demandant réparation devant le Tribunal des Affaires de Sécurité Sociale, ont la possibilité d’obtenir réparation du préjudice d’anxiété, ladite réparation visant à couvrir la période antérieure à la déclaration de la maladie (n° 12-20.157).
En 2014, la chambre sociale a eu à se positionner sur la prescription applicable. Elle précise que « le préjudice d’anxiété, qui ne résulte pas de la seule exposition à un risque créé par l’amiante, est constitué par les troubles psychologiques qu’engendre la connaissance de ce risque par les salariés » ; et que le préjudice « est né à la date à laquelle les salariés ont eu connaissance de l’arrêté ministériel » d’inscription de l’établissement sur la liste des sites visés par l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 (n° 13-21.254 du 17 décembre 2014).
La prescription applicable depuis 2008 est de cinq ans (et plus de trente ans comme précédemment).
2. Les indemnisations allouées
Les indemnisations allouées aux anciens salariés des établissements inscrits sur la liste des établissements ouvrant droit à l’ACAATA varient notablement d’une cour d’appel à l’autre.
La cour d’appel de Nancy, dans la moyenne, a alloué 10.000 euros aux 150 anciens salariés d’un de ces sites.
Le Conseil de prud’hommes de Saint-Brieuc a alloué 2,2 millions d’euros aux 275 salariés d’un autre site, soit 8.000 euros par salarié.
La cour d’appel de Paris est la plus généreuse : entre 13.000 et 27.000 euros par salarié.
3. L’évolution possible du préjudice d’anxiété
Il convient de rappeler l’arrêt de la chambre sociale du 6 octobre 2010 (n° 08-45.609) ; l’employeur d’un agent d’accueil posté dans une gare routière a été condamné pour manquement à son obligation de sécurité du seul fait du « sentiment d’insécurité » ressenti par ce salarié, et ce malgré les mesures mises en œuvre par l’employeur (vidéo-surveillance, mise en place de mesures de prévention en concertation avec les services publics, système d’alarme, etc.).
L’obligation de sécurité est bien une obligation de résultat, y compris en matière de santé psychique.
Le simple sentiment d’insécurité éprouvé par un salarié peut donc justifier une condamnation de l’employeur …
Dans le cas plus précis du préjudice d’anxiété lié à « l’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie », nous pouvons légitimement penser que le salarié exposé à des substances nocives, et notamment les agents cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (CMR), informé précisément sur les risques encourus dans le cadre de l’exécution de ses fonctions, tant au cours de son contrat que lors de son départ par la remise obligatoire de la fiche d’exposition, pourra fort bien devenir anxieux face aux possibles conséquences, lesquelles peuvent égaler celles de l’amiante.
Pourquoi son anxiété de déclarer un cancer, d’avoir des difficultés voire une impossibilité à procréer ne serait-elle pas prise en compte à l’instar de celle ressentie par les préretraités amiante ??
Les défenseurs des salariés ne s’y sont pas trompés : 900 dossiers sont d’ores-et-déjà déposés en Lorraine pour la réparation de ce préjudice d’anxiété lié aux risques du travail dans les mines de fer et 800 dossiers l’ont été dans le cadre du travail dans les mines de charbon … Pour ces défenseurs, « le préjudice d’anxiété est dû à tous ceux qui sont anxieux en raison d’une faute commise par un tiers. Le raisonnement de base est le manquement à l’obligation de sécurité de résultat. Il se décline en fonction des produits toxiques, aux vapeurs de chrome ou à d’autres risques. Ceux qui ont été exposés à des cancérogènes puissants doivent être indemnisés de la même manière. »
Dans cette logique, on peut craindre une forte augmentation des contentieux en la matière.