Le préjudice en droit des affaires : quelle indemnisation pour la société victime ?
Dans le monde des affaires, les entreprises peuvent subir divers préjudices dus à des comportements fautifs de concurrents, partenaires ou autres acteurs économiques. Comprendre les mécanismes d’indemnisation est essentiel pour les sociétés qui souhaitent défendre leurs intérêts.
Il est ainsi important de situer le champ du préjudice indemnisable en droit français (1), de connaître les caractères du préjudice qui doivent être qualifiés pour pouvoir prétendre à réparation (2) et d’être informé des types de préjudices indemnisables pour les sociétés (3).
1. Champ du préjudice indemnisable en droit français : tout le préjudice, mais rien que le préjudice
En France, le principe général est celui de la réparation intégrale du préjudice subi par la victime. Ce principe est applicable aux entreprises. Il s’apprécie tant dans ses aspects positifs que négatifs : il implique que la victime du dommage soit replacée dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu, sans qu’il en résulte pour elle ni perte ni profit.
Si la réparation des pertes intégrales se retrouve dans la grande majorité des régimes juridiques étrangers, l’absence de profit pour la victime constitue une spécificité du droit français, lequel se concentre exclusivement sur la réparation du préjudice réellement subi par la victime.
Cette distinction reflète des approches juridiques différentes en matière de responsabilité civile.
Ainsi, contrairement aux pays de Common Law comme les États-Unis, où la victime peut se voir octroyer des dommages et intérêts punitifs – destinés à sanctionner des comportements particulièrement fautifs – ce type de réparation, qui dépasse le simple dédommagement, n’est pas reconnu en France. Un même préjudice ne peut ainsi être indemnisé deux fois [1].
2. Les caractères du préjudice en droit français
a) Les caractères communs aux préjudices contractuels et extracontractuels
Pour ouvrir droit à réparation, le préjudice allégué doit traditionnellement présenter certains caractères qui sont régulièrement rappelés par la jurisprudence : « la seule preuve exigible est celle d’un préjudice personnel, direct et certain » [2].
– Le caractère personnel signifie que le préjudice doit toucher directement la partie qui est à l’origine de la demande d’indemnisation.
– Le caractère direct est qualifié dès lors que le dommage subi découle directement du fait générateur de la responsabilité. Seul le préjudice direct peut être réparé car lui seul est rattaché par un lien de cause à effet à l’acte fautif.
Ce lien de causalité doit être expressément démontré par le demandeur. La jurisprudence considère ainsi qu’ « il ne suffit pas à la partie lésée d’établir la faute du défendeur et le préjudice : il lui faut encore prouver l’existence du lien direct de cause à effet entre cette faute et le préjudice » [3].
Le doute sur l’existence d’un lien de causalité profite au défendeur. Une simple éventualité ou hypothèse ne permet pas de retenir l’existence d’une faute et n’est donc pas de nature à engager la responsabilité du défendeur [4].
– Le préjudice doit enfin être actuel et certain pour être réparable, c’est-à-dire que le dommage doit pouvoir être établi avec certitude, qu’il s’agisse d’une perte éprouvée ou d’un gain manqué.
Juridiquement, un préjudice certain est considéré comme actuel, qu’il soit passé ou futur. Cependant, le préjudice futur ne peut être réparé qu’à la condition d’être certain. La Cour de cassation qualifie ainsi le préjudice futur comme celui « qui porte en lui-même les conditions de sa réalisation » [5].
Le dommage futur réparable se distingue ainsi du dommage simplement hypothétique ou éventuel, c’est-à-dire celui dont il n’est pas certain qu’il surviendra. La jurisprudence considère en effet que : « s’il n’est pas possible d’allouer des dommages et intérêts en réparation d’un préjudice purement éventuel, il en est autrement lorsque le préjudice, bien que futur, apparaît aux juges du fait comme la prolongation certaine et directe d’un état de choses actuel et comme étant susceptible d’estimation immédiate » [6].
b) Spécificités en matière contractuelle
La prévisibilité du dommage
D’après l’article 1231-3 du Code civil [7], lorsque les parties sont liées par un contrat, le préjudice résultant d’un manquement contractuel doit être prévisible au moment de la conclusion de ce contrat pour pouvoir être indemnisé.
La contractualisation du dommage : les clauses pénales et les clauses limitatives de responsabilité
Les parties peuvent prévoir contractuellement l’indemnité qui sera perçue par la victime d’une inexécution ou d’une exécution fautive du contrat qui les lie. Il s’agit des clauses pénales, définies à l’article 1226 du Code civil [8].
L’article 1231-5 du même Code [9] prévoit que le juge saisi d’un litige contractuel peut, même lorsque les parties n’en font pas expressément la demande au cours d’un contentieux, modérer ou augmenter l‘indemnité contractuelle stipulée par une clause pénale s’il estime que celle-ci est manifestement excessive ou dérisoire.
Un contrat peut également prévoir des clauses limitatives de responsabilité, lesquelles ont pour objet de plafonner la responsabilité du contractant manquant ses obligations à certains montants. Ces clauses sont par principe valides, sauf lorsqu’elles ont pour effet de priver de sa substance l’obligation essentielle du débiteur [10] (par exemple, une clause dans un contrat de transport stipulant que le transporteur express n’est responsable, en cas de retard, qu’à hauteur du remboursement des frais d’envoi a été jugée non écrite par la Cour de cassation, car elle vidait de sa substance l’obligation essentielle de livraison rapide [11]).
3. Types de préjudices indemnisables pour les entreprises
Dès lors qu’il remplit les critères rappelés ci-avant, tout dommage peut ouvrir droit à indemnisation.
Les préjudices réparables pour les entreprises sont de plusieurs types :
- Le préjudice matériel : il concerne les détériorations ou destructions subies par les biens de la société, qu’ils soient meubles ou immeubles. Par exemple, un incendie ou un acte de vandalisme causant des dommages matériels à une usine ou des équipements peut donner lieu à une indemnisation.
- Le préjudice immatériel est celui qui résulte d’un dommage matériel (privation de jouissance, pertes de clientèle, frais supplémentaires engagés pour pallier un dommage tel que la mobilisation de personnel, etc.).
- Le préjudice moral : la jurisprudence considère que l’atteinte à l’honneur, à la réputation, au nom, à l’image ou à la considération, constituent un préjudice moral dont une société peut solliciter la réparation.[12]
- Le préjudice économique ou commercial : ce type de préjudice englobe toutes les pertes financières subies par la société. Cela peut inclure une perte de chiffre d’affaires ou de bénéfices causée par un arrêt ou une baisse d’activité, une perte d’exploitation, une perte de marchés, un manque à gagner ou un gain manqué correspondant aux bénéfices non réalisés en raison d’un dommage [13], etc.
S’agissant de ce dernier point, la perte de chance réparable consiste en la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable, dont la conséquence est la réduction ou la disparition d’un profit ou le défaut d’évitement d’une perte.
D’après la jurisprudence, le gain manqué dont la victime peut solliciter l’indemnisation consiste en la perte de marge brute qu’elle aurait pu percevoir jusqu’au terme du contrat.[14] La marge brute se définit comme la différence entre le chiffre d’affaires hors taxes et les coûts hors taxes [15], étant précisé que le recours à cette notion se justifie par le fait que la victime de la rupture anticipée du contrat continue de supporter certaines charges fixes.
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Indépendamment du type de préjudice dont la société victime sollicite la réparation, les caractères personnel, direct et certain du préjudice doivent être établis à partir de données concrètes et vérifiables par le juge. Il est par conséquent primordial de réunir tous les éléments venant démontrer l’existence des dommages allégués, et de faire appel à des professionnels du chiffre pour quantifier ces préjudices (expertise comptable ou économique).
La preuve n’est donc pas uniquement importante pour démontrer l’existence d’une faute : elle l’est tout autant pour faire valoir son préjudice.
[1] Com. 11 mai 1999, no 98-11.392, Bull. civ. II, no 101
[2] Civ. 2e, 16 avr. 1996, n° 94-13.613 ; Cass. Com., 11 mars 2020, n° 18-22.472
[3] Civ., 14 mars 1892, DP 1892. 1. 523
[4] Civ. 1ère, 9 décembre 1986, n° 84-15.753 ; Civ. 2ème 15 nov. 1989, n°88-18.310 ; Civ. 1re, 14 mars 1995, no 93-12.028
[5] Cass. 2e civ., 15 mai 2008, n°07-13.483
[6] Cass. req., 1er juin 1932 ; Cass. ch. mixte, 29 mai 1970, no 90-57.869 ; Cass. 2e civ., 15 déc. 1971, no 70-12.603 ; Cass. crim., 7 nov. 1979, no 78-93.620
[7] Article 1231-3 du Code civil : « Le débiteur n’est tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qui pouvaient être prévus lors de la conclusion du contrat, sauf lorsque l’inexécution est due à une faute lourde ou dolosive. »
[8] Article 1226 du Code civil : « La clause pénale est celle par laquelle une personne, pour assurer l’exécution d’une convention, s’engage à quelque chose en cas d’inexécution. »
[9] Article 1231-5 du Code civil : « Lorsque le contrat stipule que celui qui manquera de l’exécuter paiera une certaine somme à titre de dommages et intérêts, il ne peut être alloué à l’autre partie une somme plus forte ni moindre.
Néanmoins, le juge peut, même d’office, modérer ou augmenter la pénalité ainsi convenue si elle est manifestement excessive ou dérisoire.
Lorsque l’engagement a été exécuté en partie, la pénalité convenue peut être diminuée par le juge, même d’office, à proportion de l’intérêt que l’exécution partielle a procuré au créancier, sans préjudice de l’application de l’alinéa précédent.
Toute stipulation contraire aux deux alinéas précédents est réputée non écrite.
Sauf inexécution définitive, la pénalité n’est encourue que lorsque le débiteur est mis en demeure. »
[10] Article 1170 du Code civil : « Toute clause qui prive de sa substance l’obligation essentielle du débiteur est réputée non écrite. »
[11] Arrêt Chronopost : Cass. com., 22 oct. 1996, n°93-18.632.
[12] Cass. 2e civ., 2 avril 1997 : RJDA 5/97 n° 736 ; Cour d’appel de Paris, 30 juin 2006 n° 04/06308 ; Cass. Com., 15 mai 2012, n°11-10.278.
[13] Article 1231-2 du Code civil : « Les dommages et intérêts dus au créancier sont, en général, de la perte qu’il a faite et du gain dont il a été privé, sauf les exceptions et modifications ci-après. »
[14] Cass. com., 18 février 2014, n°12-29.752.
[15] Cass. Com., 23 janvier 2019, n°17-26.870.