L’incompatibilité au droit de l’Union européenne d’une clause d’arbitrage incluse dans un Traité Bilatéral d’Investissements conclu entre deux Etats membres
Le 6 mars 2018, la grande chambre de la Cour de Justice de l’Union européenne a rendu une décision affirmant l’incompatibilité au droit de l’Union européenne du recours à l’arbitrage CNUDCI prévu par un Traité Bilatéral d’Investissement pour les litiges opposant un investisseur européen à un Etat membre de l’Union européenne.
Le 6 mars 2018, la grande chambre de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu une décision dans l’affaire Achmea[1] par laquelle elle affirme que les textes du droit de l’Union « doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une disposition contenue dans un accord international conclu entre les États membres, telle que l’article 8 de l’accord sur l’encouragement et la protection réciproques des investissements entre le Royaume des Pays-Bas et la République fédérale tchèque et slovaque, aux termes de laquelle un investisseur de l’un de ces États membres peut, en cas de litige concernant des investissements dans l’autre État membre, introduire une procédure contre ce dernier État membre devant un tribunal arbitral, dont cet État membre s’est obligé à accepter la compétence »[2].
En 1991, les Pays-Bas et l’ancienne Tchécoslovaquie ont conclu un Traité Bilatéral d’Investissements (TBI) selon lequel les différends entre l’un des Etat contractants et un investisseur de l’autre Etat seront réglés à l’amiable, ou à défaut, devant un tribunal arbitral[3].
En 2004, après l’ouverture du marché de l’assurance maladie slovaque aux investisseurs privés, le groupe néerlandais Achmea y a établi l’une de ses filiales. Peu après, la Slovaquie est revenue sur la libéralisation de ce marché et a interdit la distribution de bénéfices générés par les activités d’assurance maladie.
En octobre 2008, estimant que ce changement législatif lui avait causé un préjudice, Achmea a initié sur le fondement de l’article 8 du TBI une procédure arbitrale selon le règlement d’arbitrage de la Commission des Nations unies pour le droit commercial international (CNUDCI). La Slovaquie a alors soulevé l’incompétence du tribunal arbitral qui résulterait de l’incompatibilité de l’article 8 du TBI au droit de l’Union européenne. Par une sentence avant dire droit, le Tribunal arbitral a rejeté cette exception.
Le 7 décembre 2012, le Tribunal arbitral a condamné la Slovaquie au paiement de 22,1 millions d’euros au titre de dommages et intérêts à Achmea. Le recours en annulation introduit par la Slovaquie devant le Tribunal régional supérieur de Francfort-sur-le- Main a été rejeté. Celle-ci a donc décidé de former un pourvoi devant la Cour fédérale de justice allemande.
1. La question préjudicielle
La Cour fédérale de justice allemande a considéré que le TBI constitue un accord entre Etats membres et qu’en cas de conflit le droit de l’Union européenne prime sur les dispositions du TBI. La Slovaquie a alors invoqué la contrariété de la clause d’arbitrage du TBI aux articles 18, 267 et 344 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE).
La CJUE ne s’étant jamais prononcée sur la compatibilité des clauses d’arbitrage incluses dans des TBI entre Etats membres de l’Union européenne au droit de l’Union, la Cour de justice fédérale allemande a – malgré ses réticences – décidé de lui soumettre cette question.
La Commission européenne et certains Etats membres ont formulé des observations sur cette questions au soutien de l’argumentation de la Slovaquie (notamment l’Italie, l’Espagne, la Hongrie) tandis que d’autres ont soutenu que cette clause, à l’instar des clauses incluses dans les 196 TBI actuellement en vigueur dans l’Union européenne, était valide (notamment la France, l’Allemagne, les Pays-Bas).
2. Le rappel des principes gouvernant le droit de l’Union
Dans un premier temps, la CJUE rappelle les termes de l’article 344 du TFUE selon lequel « les États membres s’engagent à ne pas soumettre un différend relatif à l’interprétation ou à l’application des traités à un mode de règlement autre que ceux prévus par ceux-ci ». La CJUE souligne ainsi l’autonomie et la primauté du droit de l’Union sur les droits nationaux ainsi que son effet direct.
Au terme d’une formulation de principe, la CJUE énonce que « le droit de l’Union repose sur la prémisse fondamentale selon laquelle chaque Etat membre partage, avec tous les autres Etats membres, et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée »[4].
Selon la CJUE, « c’est précisément dans ce contexte qu’il incombe aux États membres, notamment, en vertu du principe de coopération loyale […] d’assurer, sur leurs territoires respectifs, l’application et le respect du droit de l’Union et de prendre, à ces fins, toute mesure générale ou particulière propre à assurer l’exécution des obligations découlant des traités ou résultant des actes des institutions de l’Union […] »[5]. A cette fin, la CJUE insiste sur l’existence d’un véritable système juridictionnel dont la clef de voûte est constituée par le renvoi préjudiciel de l’article 267 du TFUE, qui instaure un dialogue des juges et vise à assurer l’unité de l’interprétation, la cohérence, le plein effet et l’autonomie du droit de l’Union.
3. Le raisonnement en trois temps de la CJUE
Pour considérer que le mécanisme instauré par l’article 8 du TBI porte atteinte à l’autonomie du droit de l’Union tant il « est de nature à remettre en cause, outre le principe de confiance mutuelle entre les Etats membres, la préservation du caractère propre du droit institué par les traités, assurés par la procédure du renvoi préjudiciel prévue à l’article 267 TFUE, et n’est dès lors pas compatible avec le principe de coopération loyale »[6], la CJUE adopte un raisonnement en trois étapes.
- Le Tribunal arbitral est-il susceptible d’interpréter ou d’appliquer le droit de l’Union ?
La CJUE insiste ici sur le devoir pour le Tribunal arbitral de prendre en compte, d’interpréter et d’appliquer le droit en vigueur dans les Etats concernés, en l’espèce le droit de l’Union et notamment les dispositions relatives au droit fondamental, dont la liberté d’établissement et la libre circulation des capitaux.
- Le Tribunal arbitral constitue-t-il une juridiction au sens de l’article 267 du TFUE ?
La CJUE rappelle que les juridictions des Etats membres doivent, au sens de l’article 267 du TFUE, soumettre leurs décisions à des mécanismes de nature à assurer la pleine efficacité des normes de l’Union Européenne et permettre les questions préjudicielles afin d’assurer l’unité du droit de l’Union.
La CJUE considère en particulier que « le tribunal arbitral ne constitue pas un élément du système juridictionnel établi aux Pays-Bas et en Slovaquie. C’est d’ailleurs précisément le caractère dérogatoire de la juridiction de ce tribunal, par rapport à celle des juridictions de ces deux Etats membres, qui constitue l’une des principales raisons d’être de l’article 8 du TBI »[7].
La CJUE retient ainsi que « cette caractéristique du tribunal arbitral en cause au principal implique que celui-ci ne saurait, en tout état de cause, être qualifié de juridiction « d’un des Etats membres » au sens de l’article 267 TFUE »[8].
- Existe-t-il un contrôle par une juridiction d’un Etat membre ?
La CJUE s’interroge enfin sur l’existence d’un contrôle par la juridiction d’un Etat membre qui permettrait de garantir que les questions de droit de l’Union que le Tribunal pourrait être amené à traiter puissent être soumises à la Cour dans le cadre d’un renvoi préjudiciel.
A ce sujet, la CJUE relève que la décision du Tribunal est définitive et que le contrôle juridictionnel ne peut être exercé que dans la mesure où le droit national le permet. La CJUE note à ce sujet que la seule possibilité offerte par le droit allemand est celle d’un recours en annulation, dont les cas de mise en œuvre sont très limités.
La CJUE considère ainsi que le mécanisme instauré exclu la possibilité que soit tranché le litige d’une manière garantissant la pleine efficacité du droit.
4. Des interrogations quant à la portée de la décision de la CJUE
Le raisonnement de la CJUE laisse de nombreuses questions en suspens, notamment quant aux implications de cette décision et sa prise en compte par les tribunaux arbitraux.
En effet, s’il est envisageable que les tribunaux arbitraux se déclarent incompétents dans tous les différends initiés par des investisseurs européens contre un Etat membre, les juridictions nationales dont l’assistance serait requise dans le cadre d’une procédure arbitrale dont le siège serait dans l’Union européenne, ou qui devraient statuer sur la reconnaissance ou l’exécution de décisions arbitrales sur la base d’un TBI intra-européen, seraient elles tenues de prendre en considération cette décision.
En revanche, même s’il n’échappera pas que la CJUE a pris le soin de préciser que son raisonnement ne s’applique pas à l’arbitrage commercial qui résulte de la commune volonté des parties, la portée de cette décision pour les arbitrages hors Union européenne ou initiés sous l’égide du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) reste incertaine.
Ces éléments permettent vraisemblablement de relativiser la portée de cette décision.
[1] CJUE, Slowakische Republik / Achmea BV, C-284/16.
[2] CJUE, Slowakische Republik / Achmea BV, C-284/16, point 62.
[3] En 1993, la Slovaquie a succédé aux droits de la Tchécoslovaquie résultant de ce TBI.
[4] CJUE, Slowakische Republik / Achmea BV, C-284/16, point 34.
[5] CJUE, Slowakische Republik / Achmea BV, C-284/16, point 34.
[6] CJUE, Slowakische Republik / Achmea BV, C-284/16, point 60.
[7] CJUE, Slowakische Republik / Achmea BV, C-284/16, point 45.
[8] CJUE, Slowakische Republik / Achmea BV, C-284/16, point 46