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Publié le 26 juin 2015 par Jean-Luc Soulier

L’inventeur de la machine à coudre et les arthropodes

Beaucoup a été dit sur les résistances de la société française face aux grandes révolutions technologiques et industrielles.

Un petit livre[1] à la gloire de l’inventeur de la machine à coudre, Barthélémy Thimonnier, qui m’a été offert par la présidente de la société Thimonnier, rappelle que la peur du changement et la tentation de l’immobilisme peuvent resurgir à la moindre innovation susceptible de bousculer l’ordre des choses.

J’ai eu envie de vous faire partager la brillante leçon d’économie politique publiée par Barthélémy Thimonnier dans Le Journal de Villefranche du 28 septembre 1845 en réponse à un courrier des lecteurs qui avait qualifié son invention de « calamité publique. »

Beaucoup a été dit sur les résistances de la société française face aux grandes mutations technologiques et industrielles, illustrées par l’introduction controversée du principe de précaution dans notre Constitution via la Charte de l’environnement.

Encore a-t-on évité le pire, certains rapports émis dans le cadre du Grenelle de l’environnement, censé mettre en œuvre le principe de précaution, préconisaient de placer les activités de recherches sous tutelle : une commission constituée pour moitié de scientifiques et de représentants de la puissance publique et pour moitié de représentants de la société civile (en fait, dans l’esprit de ses promoteurs, des représentants d’associations) aurait eu droit de vie et de mort sur les projets de recherches susceptibles de nuire à l’homme ou à son environnement.

Quand on connaît l’hostilité en France de la plupart des écologistes à l’égard des OGM, des nanotechnologies, des produits chimiques, du nucléaire, du gaz de schiste, des antennes relais, et j’en passe, il est heureux qu’ils n’aient pas été entendus.

On a mesuré les conséquences de l’entrée en résistance dans la première moitié du XIXème siècle de membres éminents de la communauté scientifique, d’académiciens et d’hommes politiques devant l’arrivée du train, certains soutenant doctement que la vitesse risquait de faire exploser les cerveaux des voyageurs.

La carte du « désert français » correspond aux décisions d’élus locaux de l’époque trompés par ces grands personnages. Là où le train s’est détourné, des pans entiers de notre territoire sont restés sur le bord de la route.

Cette leçon s’est perdue dans les méandres de l’histoire : tout grand projet d’infrastructure, comme la construction d’un aéroport international à Notre-Dame-des Landes près de Nantes, suscite aujourd’hui des manifestations violentes de la part de petits groupes d’activistes, les zadistes, au nom de la défense de l’environnement et de la protection des arthropodes.

La peur du changement et la tentation de l’immobilisme sont vieux comme le monde. Un petit livre, qui m’a été offert par la présidente de la société Thimonnier, Sylvie Guinard, sur la vie et l’œuvre de l’inventeur de la machine à coudre, Barthélémy Thimonnier, le rappelle avec brio.

Il décrit l’hostilité qui a accompagné cette innovation de la part de ceux qui considéraient qu’elle allait avoir des conséquences dramatiques sur l’emploi des couturières. Le 20 janvier 1831, son atelier a été mis à sac, quatre-vingts machines mises en pièces et les débris jetés par les fenêtres. Menacé de mort, Barthélémy Thimonnier n’a dû son salut qu’à la fuite.

Je ne résiste pas au plaisir de vous faire partager des morceaux choisis des échanges épistolaires publiés dans le courrier des lecteurs du Journal de Villefranche au cours du mois de septembre 1845, entre l’inventeur de la machine à coudre et l’un de ses détracteurs.

Comme vous le constaterez, à l’époque on savait écrire.

A la suite d’un article à la gloire de l’invention  de Barthélémy Thimonnier, un lecteur indigné a adressé au journal un courrier dont voici quelques extraits :

« Comme vous le dites avec vérité, cette machine est destinée à produire une révolution dans l’industrie couturière, et c’est cette révolution même que je regarde comme devant avoir les résultats les plus funestes, etc.

Mais, à côté, mais au-dessus de la question industrielle, il y a une question sociale soulevée par l’invention du métier à coudre, et cette dernière touche à des intérêts autrement graves que le plus ou moins de perfection et d’abondance des objets confectionnés par l’art de la couture, doit être résolue avant qu’il puisse être permis à un inventeur quelconque de toucher au gagne pain des ouvrières.

Dans tous les maux qui affligent l’humanité à l’époque où nous vivons, il n’en est pas de plus grand peut-être que l’impossibilité où se trouve la femme abandonnée à elle-même de vivre en travaillant. Chaque jour le sexe le plus fort, fait de nouveaux envahissements dans les professions qui par leur spécialité semblent devoir être le partage exclusif de la femme.

Si dans l’état actuel des choses, la position des femmes vouées à la couture et incapables de se vouer à un autre travail, classe si nombreuse dans les grandes et petites villes, sollicite une amélioration au nom de la morale, si nous voyons tous les jours ces malheureuses lasses de lutter contre le besoin, céder à des promesses trompeuses de la séduction et tomber bientôt, dans le dernier degré de l’avilissement, si celles qui ont le courage de résister aux suggestions de la misère gagnent un salaire reconnu insuffisant, et chôment si souvent faute d’ouvrage, que sera-ce lorsque le métier à coudre sera venu enlever à cinq d’entre elles sur six leur seul moyen d’existence ! Sans parler des orphelines restées sans appui, que de veuves n’ayant que les minimes profits de la couture pour élever leurs jeunes enfants, que de filles dévouées partageant le fruit de leur travail avec des parents vieux et infirmes vont se trouver réduites à chercher dans la charité publique ou dans le vice une ressource contre le désespoir le plus fatal, celui de la faim.

Lorsque l’on envisage de telles conséquences, on ne songe plus, monsieur le rédacteur, à faire prévaloir des principes dont l’application serait si désastreuse.

Qu’importe aux ouvrières le bon marché et la bonne confection lorsque le pain leur manquera.

En toute chose, même en matière de progrès, un bien dont le contre-coup doit produire un plus grand mal doit être repoussé comme une calamité publique. »

La réponse de Barthélémy Thimonnier est une belle leçon d’économie politique. Elle s’inscrit avec beaucoup d’intelligence dans le débat séculier entre saint-simoniens et obscurantistes. Morceaux choisis :

« Et d’abord quel est l’homme et surtout l’ouvrier, père de famille, qui ne partagerait les sympathies si noblement exprimées dans cette lettre pour l’amélioration et l’anoblissement de la condition de la femme, dans la classe des travailleurs ?

En dépeignant avec des couleurs si vraies, la succession dans le domaine industriel de la femme, des empiètements de l’homme devenu marchand de modes, linger, chemisier, fabricant de fleurs et même de corsets, l’auteur anonyme a traité une question d’économie sociale. Mais cette question, dans sa généralité, est étrangère à celle de l’application de la mécanique à l’art de la couture.

Où seraient en effet les raisons pour attribuer aux machines un tel envahissement ? Faisons, par hypothèse, abstraction des qualités à jamais inimitables dévolues en partage à la femme, de la délicatesse de son goût, de la grâce et du fini dans l’ensemble et les détails de sa main-d’œuvre ; soumettons, par impossible, à la puissance des machines, la confection des fleurs, des objets de mode et de lingerie ; serait-on mieux fondé à conclure de cette substitution, le déplacement du travail, et sa transmission d’un sexe à l’autre ?

Ne semble-t-il pas au contraire, que Dieu en révélant aux savants le secret des agents de la nature, en permettant à l’aide des machines de dompter l’un après l’autre tous les éléments, de vaincre toutes les résistances, et d’opérer des prodiges même dans les plus petites choses, a voulu en même temps substituer le règne de l’intelligence à celui de la force musculaire, rapprocher le faible du fort, et partant la femme du niveau de l’homme dans l’échelle de l’industrie ?

A ce point de vue, l’ère moderne de la découverte des machines, ère de l’émancipation de l’homme jusque-là esclave de la nature, ne doit-elle pas être aussi celle de l’émancipation de la femme, esclave de l’homme par ses besoins, dans tous les temps et dans tous les pays où la force physique a prévalu dans le travail sur l’intelligence ? Aujourd’hui que toute force humaine s’efface devant la force indomptable des machines et surtout de la vapeur, qui peut empêcher la femme, avec une éducation moins étroite, d’exploiter à l’égal de l’homme certaines industries ? Qui l’empêche de glisser, comme l’ouvrier le plus inintelligent, sous la presse mécanique à vapeur, la feuille de papier destinée à porter la pensée au bout du monde et des siècles à venir ? Pourquoi, par exemple la couturière avec son intelligence et dextérité manuelle, n’apprendrait-elle pas à revendiquer une foule d’autres professions ? Pourquoi, elle aussi préposée à l’empire et la direction des machines aussi dociles à sa voix qu’à celle de l’homme, n’en obtiendrait-elle pas les mêmes résultats ? Que n’énumère-t-on aussi toutes les industries auxquelles, grâce aux machines, la femme a déjà été initiée ?

(…)

Disons, par exemple, quel était avant l’invention de l’imprimerie, le nombre des copistes employés à la reproduction des livres, et quel est devenu depuis le nombre des bras employés à cette même industrie et celle de la librairie ? »

Dans son excellent livre «On entend l’arbre tomber mais pas la forêt pousser» sur les grandes mutations technologiques qui bouleversent nos sociétés avant de les transformer et d’accroître le bien-être de tous, l’économiste Nicolas Bouzou consacre un chapitre entier à l’invention de Gutenberg, qui a provoqué la disparition de dizaines de milliers de copistes dans toute l’Europe avant de générer de très nombreux emplois tout en permettant la circulation des idées et au plus grand nombre d’y accéder.

Peut-être devrait-il consacrer quelques paragraphes à la vie et l’œuvre de Barthélémy Thimonnier dans une prochaine réédition de son ouvrage. Pour la petite histoire, l’inventeur de la machine à coudre n’a pas mieux fini que l’inventeur de l’imprimerie. Aucun des deux n’a été récompensé des bienfaits que son invention a apportés à l’humanité. Tous deux ont connu l’échec et la misère à la fin de leurs vies.

Le petit livre que m’a offert la présidente de la société Thimonnier, qui est devenue un des leaders mondiaux de la construction de machines d’emballage de produits alimentaires, est en tout cas rafraîchissant au moment où on nous dit que les liseuses électroniques vont tuer le livre alors qu’elles ont justement vocation à augmenter le nombre de lecteurs, que les réseaux sociaux créent de nouvelles servitudes alors qu’ils sont les meilleurs remparts contre la dictature de la pensée et les dictatures tout court, que les nanotechnologies et les biotechnologies sont des inventions du diable alors que les recherches en ces domaines, grâce à la vitesse de calcul toujours plus grande de nos ordinateurs, permettront un jour de soigner des maladies réputées aujourd’hui inguérissables.

[1] « Thimonnier, 1793 – 1857, Inventeur de la Machine à Coudre », Marcel Doyen, Imprimerie Lescuyer.