Quand la protection légale de l’agent commercial finit par lui nuire…
Dans un arrêt récent du 3 avril 2012 (n°11-13527), la chambre commerciale de la Cour de cassation rend inapplicable à l’agent commercial l’article L.442-6 I-5° du Code de commerce, pourtant qualifié de disposition « d’ordre public », qui autorise la victime de la rupture brutale d’une relation commerciale à solliciter une indemnisation, notamment si le préavis qui lui a été accordé est insuffisant au regard de la durée de la relation commerciale.
Cette décision, qui doit être approuvée, porte un coup d’arrêt à l’application extensive de l’article L.442-6 I-5° par la Cour de cassation à de nombreuses relations commerciales quelle qu’en soit la nature (précontractuelle ou même contractuelle), quel que soit le statut de la victime de la rupture (une association peut en revendiquer l’application[1]) et ce même s’il s’agit d’une victime par ricochet n’ayant noué aucune relation directe avec l’auteur de la rupture[2].
En l’espèce, la Cour d’appel de Dijon ayant rendu l’arrêt attaqué a considéré que, outre l’indemnité compensatrice de 40.000 euros due en vertu de l’article L.134-12 du Code de commerce, l’agent commercial était fondé à percevoir, sur le fondement de l’article L.442-6 I-5° une indemnité de préavis de 6.666 euros correspondant à deux mois de préavis supplémentaires – les juges du fond ayant estimé que le seul préavis de 2 mois accordé lors de la rupture était insuffisant eu égard à la durée de la relation commerciale (deux années).
C’est précisément sur cette indemnité de préavis allouée à l’agent commercial que la Cour de cassation censure la Cour d’appel de Dijon en jugeant, au visa des articles L.442-6-I-5° et L.134-11 du Code de commerce, que :
« (…) pour condamner la société Boudier à payer à la société RFD la somme de 6.666 euros au titre de l’indemnité de préavis, l’arrêt retient que la durée de deux mois de préavis accordée par la société Boudier à la société RFD, lors de la rupture du contrat d’agent commercial, étant insuffisante, elle doit être fixée à quatre mois ;
Attendu qu’en statuant ainsi, alors que l’article L.442-6-I-5° du Code de commerce ne s’applique pas lors de la cessation des relations ayant existé entre un agent commercial et son mandant pour lesquelles la durée de préavis qui doit être respectée est fixée par l’article L.134-11 du Code de commerce en fonction du nombre d’années d’exécution du contrat, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».
Ce faisant, la Cour de cassation rappelle clairement l’encadrement légal du délai de préavis tel que prévu à l’article L.134-11 du Code de commerce lequel énonce que :
« Lorsque le contrat d’agence est à durée indéterminée, chacune des parties peut y mettre fin moyennant un préavis (…). La durée du préavis est d’un mois pour la première année du contrat, de deux mois pour la deuxième année commencée, de trois mois pour la troisième année commencée et les années suivantes. En l’absence de convention contraire, la fin du délai de préavis coïncide avec la fin d’un mois civil. Les parties ne peuvent convenir de délais de préavis plus courts ».
L’agent commercial bénéficiant donc d’une protection légale d’ordre public s’agissant de la durée du préavis qui doit lui être consenti, il est impossible pour le juge de s’en abstraire ; accorder un tel pouvoir de réformation au juge reviendrait implicitement à admettre que la loi est imparfaite et à substituer le juge au législateur.
Seules les parties contractantes peuvent prévoir conventionnellement une durée de préavis supérieure à la durée minimale légale prévue à l’article L.134-11 du Code de commerce, le juge étant, quant à lui, tenu de respecter les termes de l’article précité.
L’exclusion de l’application de l’article L.442-6-I-5° à l’agent commercial se fonde, à juste titre, sur le grand principe selon lequel les règles spéciales l’emportent sur les règles générales (« specialia generalibus derogant »).
Ainsi, chaque fois que des dispositions législatives ou réglementaires fixent des durées légales de préavis, l’application de l’article L.442-6 I-5° du Code de commerce devra être écartée, même si cette disposition s’avère plus protectrice des droits de la victime de la rupture. La Cour de cassation a déjà eu l’occasion de faire application de l’adage précité, dans une espèce concernant la rupture d’un contrat de transport régi par le décret du 26 décembre 2003[3].
En définitive, aux termes de ces décisions récentes, les victimes de rupture bénéficiant d’un statut réglementé se trouvent paradoxalement désavantagées dès lors que les dispositions légales ou réglementaires encadrant leur statut fixent une durée de préavis immuable quelle que soit la durée effective de la relation commerciale qui les lie à leur partenaire.
Ainsi, du fait de l’impossibilité de cumuler les protections conférées par les articles L.134-11 et L.442-6-I-5° du Code de commerce, l’agent commercial qui est dans une relation commerciale depuis 10-15 ans ne devrait pas pouvoir bénéficier, en cas de rupture, d’un préavis supérieur à trois mois lequel s’applique « pour la troisième année commencée et les années suivantes ».
Une fois n’est pas coutume, l’agent commercial se trouve donc plus mal loti qu’un acheteur-revendeur qui pourra prétendre à un préavis, dans une situation comparable, d’une durée d’environ une année, selon la jurisprudence en vigueur. Certes, l’agent commercial percevra toujours son indemnité compensatrice mais il ne pourra solliciter aucune indemnité supplémentaire au titre de la brutalité de la rupture dès lors qu’un préavis écrit de trois mois lui aura été accordé.
Aux termes de la décision commentée ici, un constat s’impose pour l’agent commercial, il ne peut pas gagner sur les deux tableaux !
Cette décision devrait contraindre certains juges du fond à revenir sur leur pratique décisionnelle très protectrice de l’agent commercial qui les conduit à appliquer de manière cumulative les articles L.134-11 et L.442-6-I-5 du Code de commerce[4].
A titre anecdotique, il sera relevé, dans le cadre du litige ayant donné lieu à l’arrêt commenté, que tant les parties que les juges saisis – apparemment trop absorbés par la question de l’applicabilité de l’article L.442-6-I-5° du Code de commerce – ont, semble-t-il, omis de vérifier si le délai de préavis accordé en l’espèce à l’agent commercial était conforme au préavis prescrit par l’article L.134-11 du Code de commerce.
A l’aulne de la jurisprudence de la Cour de cassation[5], cela n’était pas le cas : le préavis accordé aurait dû être de trois mois (et non de deux mois) dans la mesure où la durée de relation commerciale était de deux ans révolus et que la troisième année d’exécution du contrat avait bel et bien commencé au moment de la rupture.
[1] Cass.com. 6 février 2007, n°03-20.463
[2] Cass.com.6 septembre 2011 n°10-11.975 : dans cette affaire, l’auteur de la rupture faisait grief à l’arrêt de la cour d’appel de l’avoir condamné à indemniser, à hauteur de 500.000 euros, une société sœur de la société avec laquelle elle avait noué une relation commerciale directe en arguant du fait que « la vocation de l’article L.442-6-I-5° du Code de commerce de ne régir que les relations entre partenaires commerciaux ne permet d’indemniser que le dommage directement subi par la victime de la rupture mais non un éventuel dommage par ricochet ».
Ce à quoi la Cour de cassation répond qu’ « un tiers peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, la rupture brutale d’une relation commerciale dès lors que ce manquement lui a causé un préjudice » et admet donc le droit du tiers à revendiquer l’application de l’article L.442-6-I-5° pour son propre compte.
[3] Cass.com. 4 octobre 2011 n°10-20.240 : « (…) Attendu qu’en statuant ainsi, alors que l’article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, qui instaure une responsabilité de nature délictuelle, ne s’applique pas dans le cadre des relations commerciales de transports publics routiers de marchandises exécutés par des sous-traitants, lorsque le contrat-type qui prévoit la durée des préavis de rupture, institué par la LOTI régit, faute de dispositions contractuelles, les rapports du sous-traitant et de l’opérateur de transport (…) »
[4] Cour d’appel d’Aix-en-Provence, 26 mars 2010, n°2010/131 : A titre d’exemple, dans cet arrêt, en dehors de l’indemnité de préavis de trois mois (évaluée à 12.793,40 euros) et l’indemnité compensatrice (de 104.577 euros), les juges du fond ont accordé une indemnité de 60.000 euros au titre de la rupture brutale, considérant que « la rupture de ces relations étant survenue de manière brutale et soudaine, Monsieur …. est fondé à solliciter la condamnation de la société …. à l’indemniser du préjudice subi en application de l’article L.442-6-I-5° du Code de commerce ».
[5] Cass.com. 2 novembre 2011, n°10-22.859 : « Mais attendu qu’aux termes de l’article L. 134-11 du Code de commerce la durée du préavis est de trois mois pour la troisième année commencée ; qu’ayant relevé que le contrat signé le 1er juillet 2005 a été rompu le 10 décembre 2007, ce dont il résultait que le contrat était dans sa troisième année d’exécution, la cour d’appel a retenu à bon droit que le préavis que devait respecter M. X… était de trois mois ».