Reconnaissance de l’existence d’un trouble manifestement illicite tenant au défaut de dépôt des comptes annuels et prescription de l’action fondée sur les dispositions de droit commun
Face aux nombreux manquements par les dirigeants de sociétés à leurs obligations de dépôt des comptes annuels, la Cour de cassation a entendu renforcer, par un arrêt inédit du 3 mars 2021[1], les mécanismes de sanction.
Souhaitant en effet obtenir des informations financières sur leur ancien fournisseur (le « Fournisseur »), deux sociétés spécialisées dans la distribution d’articles de literie (les « Distributeurs ») ont saisi le juge des référés afin de le voir condamner sous astreinte à déposer ses comptes annuels de 2008 à 2015.
La demande présentée par les Distributeurs était notamment fondée sur les dispositions de droit commun de l’article L. 232-23 du Code de commerce, combinées avec celles de l’article 873, alinéa 1er, du Code de procédure civile permettant d’obtenir en référé la cessation d’un trouble manifestement illicite.
La cour d’appel de Versailles ayant retenu, par un arrêt du 15 février 2018, que les Distributeurs étaient recevables en leur demande, le Fournisseur a formé un pourvoi en cassation.
Ce dernier prétendait en effet que l’action en référé tendant à assurer l’accomplissement de l’obligation légale de dépôt des comptes ne pouvait être exercée que dans les conditions prévues par les dispositions spéciales du Code de commerce, et notamment de l’article L. 123-5-1.
Il soulevait par ailleurs l’irrecevabilité de la demande présentée par les Distributeurs en ce qu’elle aurait été prescrite conformément à l’article 1844-14 du Code civil.
Dans son arrêt du 3 mars 2021, la Cour de cassation a pour la première fois retenu que les dispositions spéciales permettant à un tiers de demander en justice qu’il soit procédé au dépôt des comptes annuels d’une société n’étaient pas exclusives de celles fondées sur le droit commun.
Par ailleurs, dès lors que l’injonction de déposer les comptes annuels avait pour but de faire cesser un trouble manifestement illicite, la Cour de cassation en a déduit que le délai de prescription prévu par l’article 1844-14 du Code civil ne trouvait à s’appliquer.
La reconnaissance inédite de l’absence de caractère exclusif des dispositions spéciales du Code de commerce
Les actions judiciaires ouvertes aux tiers souhaitant contraindre une société à procéder au dépôt de ses comptes annuels sont expressément prévues par le Code de commerce.
L’article L. 123-5-1 du Code de commerce prévoit ainsi qu’ « à la demande de tout intéressé ou du ministère public, le président du tribunal, statuant en référé, peut enjoindre sous astreinte au dirigeant de toute personne morale de procéder au dépôt des pièces et actes au registre du commerce et des sociétés auquel celle-ci est tenue par des dispositions législatives ou réglementaires. »
L’article R. 210-18 du Code de commerce offre également la possibilité à toute personne intéressée, après mise en demeure à la société, de « demander au président du tribunal de commerce, statuant en référé, de désigner un mandataire chargé d’accomplir la formalité ».
De manière plus générale, l’article L. 232-23 du Code de commerce impose à toute société par action de déposer ses comptes annuels, les éventuels rapports rendus par son dirigeant et par les commissaires aux comptes, ainsi que la proposition d’affectation du résultat.
Par ailleurs, l’article 873, alinéa 1er, du Code de procédure civile permet également à toute personne justifiant d’un intérêt à agir de demander au président du tribunal de commerce de prescrire les « mesures conservatoires […] qui s’imposent […] pour faire cesser un trouble manifestement illicite. »
L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 3 mars 2021 a apporté des précisions sur l’applicabilité, en présence de règles spéciales dans le Code de commerce permettant d’obtenir le dépôt forcé des comptes annuels, des dispositions générales de l’article L. 232-23 du Code de commerce, combinées avec celles de l’article 873, alinéa 1er, du Code de procédure civile.
Compte tenu du principe specialia generalibus derogant[2], les juges du fond et la Cour de cassation étaient en effet fondés à retenir que l’action en référé tendant à assurer l’accomplissement de l’obligation légale de dépôt des comptes ne pouvait être exercée que dans les conditions prévues par les articles L. 123-5-1 et R. 210-18 du Code de commerce.
Néanmoins, souhaitant renforcer l’obligation de dépôt des comptes annuels des sociétés par actions, la Cour de cassation a refusé de faire application de ce principe en offrant un nouveau moyen légal à toute personne souhaitant demander au justice le respect de cette obligation.
Bien qu’elle ne vise en l’espèce que les sociétés par actions, rien ne nous semble justifier l’absence de transposition de cette solution à l’ensemble des sociétés tenues de déposer leurs comptes annuels.
La Cour de cassation considère donc que le défaut de dépôt des comptes annuels constitue un trouble manifestement illicite justifiant une application combinée des articles L. 232-23 du Code de commerce et 873, alinéa 1er, du Code de procédure civile.
Le trouble manifestement illicite est habituellement défini comme « toute perturbation résultant d’un fait matériel ou juridique qui, directement ou indirectement, constitue une violation évidente de la règle de droit »[3].
La violation évidente par le Fournisseur de la règle de droit résultant de l’article L. 232-23 du Code de commerce ne fait en l’espèce l’objet d’aucune discussion.
Il convient toutefois de rappeler que c’est la persistance et l’ancienneté de cette violation qui justifiait en l’espèce, selon la cour d’appel de Versailles, l’existence d’un trouble manifestement illicite.
La Cour de cassation s’étant limitée à une confirmation de l’arrêt rendu par la cour d’appel de Versailles sans apporter de précision sur ce point, il convient donc de s’interroger sur l’existence d’un trouble manifestement illicite dès lors que le défaut de dépôt des comptes serait ponctuel.
Il ressort par ailleurs de l’arrêt rendu par la Cour de cassation que le recours tendant à faire cesser le trouble manifestement illicite constitué par le défaut de dépôt des comptes annuels diffère de celui fondé sur les dispositions de L. 123-5-1 du Code de commerce, en ce qu’il doit être dirigée à l’encontre de la société, et non de son dirigeant.
Dans le cas d’espèce, le Fournisseur arguait en effet que la demande des Distributeurs était mal dirigée dès lors que l’injonction de faire ne pouvait être adressée qu’à son dirigeant.
La Cour de cassation a toutefois confirmé le raisonnement habile retenu par la cour d’appel de Versailles, qui avait rappelé que les dispositions de l’article L. 232-23 du Code de commerce font obligation à toute société par actions, et non à son dirigeant, de déposer les comptes.
Dès lors que la demande présentée devant le juge des référés n’était pas fondée sur les dispositions de l’article L. 123-5-1 du Code de commerce, la cour d’appel de Versailles en avait donc parfaitement déduit que l’intérêt à défendre du Fournisseur était en l’espèce caractérisé.
Les tiers souhaitant agir en référé afin d’obtenir le dépôt forcé des comptes annuels d’une société devront donc être vigilants, selon le fondement de leur demande, à diriger leur action soit contre la société, soit contre le dirigeant.
L’incertitude relative à la prescription de l’action tendant à faire cesser le trouble manifestement illicite constitué par le défaut de dépôt des comptes annuels
Le Fournisseur soulevait à titre subsidiaire que la demande présentée par les Distributeurs, fondée sur l’article L. 232-23 du Code de commerce, était prescrite conformément aux dispositions de l’article 1844-14 du Code civil.
Sans apporter davantage de précisions, la Cour de cassation a rejeté ce moyen en retenant que « ne [pouvait] être opposée la prescription alléguée, fondée sur les dispositions de l’article 1844-1 du Code civil ».
Ce moyen devait nécessairement être rejeté dès lors que l’article 1844-14 du Code civil relatif à la prescription triennale ne vise que les actions en nullité de la société ou d’actes et délibérations postérieurs à sa constitution.
Le comité juridique de l’Association Nationale des Sociétés par Actions (l’ « ANSA ») avait en ce sens retenu en 2018 que les dispositions dérogatoires du Code de commerce relatives à la durée abrégée de prescription de trois ans en matière de droit des sociétés visent des actions autres que le droit d’injonction portant sur le dépôt des comptes et ne pouvait donc trouver à s’appliquer[4].
La Cour de cassation n’ayant en l’espèce pas été saisie du moyen tiré de l’expiration du délai de prescription de droit commun de cinq ans[5], une incertitude demeure quant à son applicabilité aux actions tendant à assurer le dépôt des comptes annuels reposant sur l’existence d’un trouble manifestement illicite.
Il convient toutefois de rappeler que la cour d’appel de Versailles, dans son arrêt du 15 février 2018, retenait que « peu importa[i]t la prescription alléguée, la mesure de publication ordonnée s’avérant nécessaire pour mettre un terme au trouble manifestement illicite généré par l’absence de transparence retenue ».
La Cour de cassation, à l’instar de la cour d’appel de Versailles, dont elle a confirmé le raisonnement, semble donc bien déduire de l’existence d’un trouble manifestement illicite le caractère imprescriptible de l’action.
Si cette solution venait à l’avenir à être confirmée par la Haute juridiction, elle contredirait le principe rappelé par le comité juridique[6] de l’ANSA selon lequel « il n’existe pas d’action imprescriptible en droit commercial » – et duquel il en avait été déduit une prescription de cinq ans des actions fondées sur l’article L. 123-5-1 du Code de commerce.
Selon l’ANSA, la demande présentée devant le juge des référés sur le fondement de cet article ne peut donc porter que sur les comptes de l’exercice écoulé et des quatre exercices qui précèdent.
Certains auteurs, commentant l’arrêt d’espèce, ont ainsi considéré qu’il y avait lieu d’appliquer la prescription quinquennale tant aux actions dirigées contre la personne morale qu’à celles dirigées contre son dirigeant[7].
D’autres auteurs ont à l’inverse retenu que le trouble manifestement illicite tenant au défaut de dépôt des comptes annuels constituait « une infraction continue » et que « la prescription n’avait donc pas commencé à courir »[8].
En conclusion, si l’arrêt rendu par la Cour de cassation a permis de préciser l’articulation des différents fondements légaux permettant aux tiers d’obtenir le respect de l’obligation de dépôt des comptes annuels, il a également fait naître des incertitudes quant aux conditions d’application du moyen tiré de l’existence d’un trouble manifestement illicite.
Il conviendra donc de rester attentif aux décisions qui seront rendues à l’avenir par la Cour de cassation en la matière et qui nous permettront d’obtenir des réponses à ces interrogations.
[1] Cass. Com, 3 mars 2021, n° 19-10.086
[2] Les lois spéciales dérogent aux lois générales.
[3] Cette définition a notamment été reprise par la cour d’appel de Versailles, dans son arrêt du 15 février 2018 en l’espèce contesté devant la Cour de cassation.
[4] Association nationale des sociétés par actions, comité juridique du 7 févr. 2018, n°18-004
[5] Article 2224 du Code civil : « Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer. »
Article L. 110-4 I° du Code de commerce : « Les obligations nées à l’occasion de leur commerce entre commerçants ou entre commerçants et non-commerçants se prescrivent par cinq ans si elles ne sont pas soumises à des prescriptions spéciales plus courtes. »
[6] Association nationale des sociétés par actions, préc. cité.
[7] J.-F. Barbièri, « Obligation incombant à une SASU de déposer ses comptes à la demande d’un tiers et prescription », Revue des sociétés 2021, p. 309.
[8] P. Duprat, « Le défaut de publicité des comptes annuels constitue un trouble manifestement illicite dont le juge des référés de droit commun peut ordonner la cessation », Lexbase, Lettre juridique n°859 du 25 mars 2021 : Sociétés.