Requalification du contrat liant un livreur à une plateforme numérique : le signal fort de la Cour de cassation
Dans un arrêt très attendu du 28 novembre 2018 promis à la plus large diffusion[1],, la chambre sociale de la Cour de cassation a pour la première fois statué sur la qualification du contrat liant un livreur à une plateforme numérique.
Si les juridictions du fond saisies de la question étaient majoritairement réfractaires à reconnaître une situation de salariat, la chambre sociale de la Cour de cassation entend mettre fin à la frilosité générale et franchit le pas : oui, la requalification en contrat de travail est possible s’il ressort des conditions de l’activité qu’un lien de subordination peut être établi.
En collaboration avec Ambre Dalbes, juriste stagiaire
En plein essor du modèle économique du travail par l’intermédiaire d’une plateforme numérique, la question du statut juridique des nouveaux travailleurs participant de l’économie « dite collaborative »[2] revêt une importance cruciale. Qu’ils soient chauffeurs ou livreurs pour des plateformes types Uber ou Deliveroo, ces travailleurs dits « ubérisés » sont-ils vraiment des prestataires indépendants ou sont-ils en réalité des salariés en puissance ? En d’autres termes, les contrats liant ces travailleurs aux plateformes peuvent-il être requalifiés en contrat de travail ?
Si les juridictions du fond saisies de la question étaient majoritairement réfractaires à reconnaître une situation de salariat, la chambre sociale de la Cour de cassation entend mettre fin à la frilosité générale et franchit le pas très franchement : oui, la requalification en contrat de travail est possible s’il ressort des conditions de l’activité qu’un lien de subordination peut être établi.
L’affaire
Les faits de l’espèce concernaient la société Take Eat Easy, aujourd’hui liquidée, qui avait recours à une plateforme numérique et une application afin de mettre en relation des restaurateurs partenaires, des clients passant commande de repas par le biais de la plateforme et des livreurs à vélo. Conformément au modèle économique suivi par ces plateformes, les livreurs exerçaient leur activité sous un statut d’indépendant et le contrat qu’ils concluaient avec la société était un contrat de prestation de services. Un livreur a saisi la juridiction prud’homale d’une demande de requalification de la relation contractuelle en contrat de travail.
Si la Cour d’appel de Paris a rejeté cette demande, la Haute juridiction en a décidé autrement. Et pour répondre à la question de l’existence d’une relation de salariat, le fondement juridique de la Cour de cassation est d’un classicisme absolu : elle a ni plus ni moins appliqué les fondamentaux de sa jurisprudence.
Le raisonnement
La Cour de cassation a commencé par rappeler que « l’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs ». Aussi peu importe la qualification du contrat donné par les parties et peu importe le jargon usité, seules comptent les conditions concrètes d’accomplissement du contrat[3].
La Cour de cassation a ensuite rappelé que le lien de subordination, marqueur essentiel du contrat de travail, est caractérisé par les pouvoirs cumulés de direction, de contrôle et de sanction[4]. En d’autres termes afin de déterminer si le contrat peut être requalifié en contrat de travail, il convient d’analyser si les conditions d’exercice permettent de faire ressortir un pouvoir de contrôle, de direction et de sanction exercé par l’opérateur de plateforme.
Et en l’espèce, ce lien de subordination était dûment caractérisé pour la chambre sociale.
Elle a relevé des constatations des juges du fond que « l’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus par celui-ci », ce qui était de nature à caractériser un pouvoir de direction et de contrôle de la part de la société Take Eat Easy. La chambre sociale a ensuite relevé l’existence d’un pouvoir de sanction, révélé à travers un système de bonus et de pénalités (dans le jargon « strikes ») distribuées en cas de manquement du travailleur à ses obligations contractuelles. Pour le doyen de la chambre sociale M. Jean-Guy HUGLO, ce système de sanctions constitue le critère déterminant et révèle à lui seul le lien de subordination, dans la mesure où il permet à l’opérateur de plateforme de mettre fin unilatéralement au contrat sans recourir au juge, à l’image d’un licenciement.
Dès lors, les éléments présentés par la Cour d’appel de Paris afin de rejeter la requalification, à savoir notamment que le travailleur conservait la liberté dans ses choix de ses jours de travail, de leur nombre, de ses plages horaires d’activité et qu’il n’avait aucun lien d’exclusivité ou de non-concurrencé avec la plateforme, étaient parfaitement indifférents.
Dans ces circonstances, le travailleur était placé sous la subordination de l’opérateur de plateforme Take Eat Easy, ce qui faisait de lui un salarié.
Encore une exception française ?
Cela va sans dire, la question dépasse de loin les frontières de la France et les juridictions étrangères sont confrontées à des défis similaires, sous des termes certes différents.
Faut-il voir dans la décision de la Haute juridiction une exception française, conservatrice et à rebours de l’économie collaborative ? Si la Cour de cassation est la première juridiction suprême européenne à avoir statué sur cette question, elle retient une position que plusieurs juridictions étrangères avaient déjà choisie. Elle vient ainsi s’inscrire dans le même mouvement que plusieurs juges étrangers que ce soit en Angleterre (Uber), en Espagne (Deliveroo) en Californie (Uber) ou en Australie (Foodora), qui ont reconnu l’application des législations protectrices du droit du travail à ces travailleurs.
Un signal envoyé aux juges du fond
Les juges du fonds étaient jusqu’à présent divisés sur la question de la requalification en contrat de travail des travailleurs des plateformes et avaient majoritairement tendance à ne pas l’admettre[5]. La voie de la requalification leur est désormais grande ouverte par la Cour de cassation, sous réserve toutefois de déceler dans les conditions d’exécution de l’activité des travailleurs de plateforme l’exercice d’un pouvoir de direction, de contrôle et de sanction de l’opérateur de plateforme. Un signal fort donc, qui ne devrait pour autant pas entraîner des requalifications systématiques mais donner lieu à des analyses au cas par cas.
Un signal envoyé au législateur
Rappelons qu’en droit français, il n’existe que deux statuts : celui d’indépendant et celui de salarié. En ce sens, la décision de la chambre sociale n’est qu’une application du droit positif parmi les choix proposés. Il n’est toutefois pas souhaitable, ni pour les travailleurs concernés, ni pour les opérateurs de plateforme, que la question du statut des travailleurs des plateformes numériques fasse l’objet de réponses au cas par cas devant les tribunaux. C’est peut-être ici le signal fort de cette décision, adressé par la Cour de cassation au législateur afin qu’il se saisisse pleinement de cette question dont la réponse n’est pour l’heure pas satisfaisante.
La loi du 8 août 2016[6] avait certes introduit aux articles L. 7341-1 et suivants du Code du travail des premières garanties minimales pour protéger cette nouvelle catégorie de travailleur. A l’occasion de la loi Avenir Professionnel[7], le législateur avait tenté d’introduire des règles supplémentaires, en prévoyant la faculté pour les plateformes d’adopter une charte sociale au bénéfice de ces travailleurs. L’objet de cette charte facultative consistait à offrir un niveau de protection plus élevé pour les travailleurs, tout en écartant pour la plateforme le risque d’une requalification de la relation contractuelle en contrat de travail. Après cette tentative avortée[8], la mesure a été reprise dans le projet de loi d’orientation des mobilités[9].
L’arrêt de la chambre sociale, intervenu à ce stade de l’agenda législatif, devrait inciter le législateur à se pencher à nouveau sur cette problématique et modifier son projet afin de contenir un risque de requalification désormais bien réel.
[1] Cass. soc., 28 nov. 2018, n° 17-20.079
[2] L’économie dite « collaborative » repose, à l’origine, « sur le partage ou l’échange entre particuliers de biens, de services ou de connaissances, avec échange monétaire ou sans échange monétaire, par l’intermédiaire d’une plateforme numérique de mise en relation » (DILA, L’économie collaborative : un nouveau modèle socio-économique : www.vie-publique.fr).
[3] Cass. soc., 19 déc. 2000, n° 98-40.572 ; Cass. soc., 17 avril 1991, nº 88-40.121 ; Cass. ass. plén., 4 mars 1983, nos 81-11.647 et 81-15.290.
[4] Reprenant l’attendu de principe « le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné », posé par l’arrêt Société Générale (Cass. soc.,13 nov. 1996, n° 94-13.187).
[5] Sur cette question : A. Fabre, Les travailleurs des plateformes sont-ils des salariés ? Premières réponses frileuses des juges français : Dr. Soc. 2018, p. 547.
[6] Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016.
[7] Loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018.
[8] La disposition, considérée comme un cavalier législatif, a été censurée par le Conseil constitutionnel.
[9] Projet de loi d’orientation des mobilités, Doc. Sénat, n°157, 26 nov. 2018