Responsabilité solidaire d’une société mère et de sa filiale pour les pratiques anticoncurrentielles commises par cette dernière
Aux termes d’une jurisprudence nationale et communautaire bien établie, une société mère qui détient l’intégralité ou la quasi intégralité du capital de sa filiale est présumée responsable solidairement des pratiques anticoncurrentielles commises par cette dernière.
Cette présomption peut toutefois être renversée si la société mère établit l’autonomie de sa filiale.
Dans un arrêt du 6 janvier 2015, la Cour de cassation fournit une illustration des critères d’appréciation du comportement autonome d’une filiale sur son marché.
En outre, la Haute Juridiction s’est prononcée sur les conditions d’application de la réitération d’une infraction en droit de la concurrence.
Une société-mère est présumée responsable des agissements anticoncurrentiels de sa filiale dès lors qu’elle détient celle-ci en intégralité ou quasi intégralité, à moins de démontrer que cette filiale dispose d’une autonomie de comportement sur son marché.
Cette présomption, certes réfragable, reste néanmoins difficile à renverser, en particulier devant les juridictions communautaires de la concurrence. En effet, selon ces dernières, la détention de la totalité du capital de la filiale par la société mère fait automatiquement présumer l’influence déterminante de celle-ci sur la politique commerciale de sa filiale(1).
Cette présomption est néanmoins appliquée un peu moins rigoureusement par les juges français de la concurrence, ces derniers s’attachant davantage à rechercher, outre les liens capitalistiques, d’autres preuves de l’absence d’autonomie juridique de la filiale avant d’imputer les pratiques anticoncurrentielles de cette dernière à la société mère.
L’enjeu de la démonstration de l’autonomie de la filiale par rapport à la société mère est de taille : leur permettre d’échapper à la qualification d’unité économique, ou d’entreprise, au sens du droit de la concurrence, et ainsi à l’application d’une sanction plus forte, dont le montant peut s’élever à 10% du montant du chiffre d’affaires mondial de l’entreprise ou des entreprises participant à l’infraction(2).
L’arrêt étudié concerne des faits constitutifs d’un abus de position dominante commis par Orange Caraïbe, filiale de France Telecom, sur le marché de la téléphonie fixe ou mobile, dans la zone Antilles-Guyane. Il était notamment reproché à Orange Caraïbe, opérateur historique de la zone Antilles-Guyane et détenant, à l’époque des faits, plus de 75% du marché des services de téléphonie mobile, (i) d’avoir imposé des accords d’exclusivité à des distributeurs indépendants et à l’unique réparateur agréé de terminaux dans les Caraïbes, (ii) d’avoir mis en place un programme de fidélisation sous condition de réengagement pour les consommateurs, et (iii) d’avoir pratiqué des différenciations tarifaires abusives entre les appels vers son réseau et les appels vers un réseau concurrent. Les griefs retenus à l’encontre d’Orange Caraïbe et France Telecom pour qualifier l’abus de position dominante ne font pas l’objet du présent commentaire. Pour davantage de détails sur ce point, il conviendra de se reporter à la décision étudiée.
Dans son arrêt du 6 janvier 2015, la Haute Juridiction, confirmant l’abus de position dominante et la condamnation solidaire de France Télécom et d’Orange Caraïbes, fournit une illustration intéressante des indices (autres que le contrôle capitalistique) lui permettant de retenir l’existence d’une unité économique entre la société mère et sa filiale(3) (1).
La Cour en profite également pour préciser la notion de réitération des faits dans le cadre de la fixation de la sanction (2).
1/ Les indices d’une absence d’autonomie de la filiale retenus par la Cour de cassation
France Télécom faisait valoir que sa filiale définissait sa stratégie commerciale en tenant compte des spécificités du marché local, ce qui démontrait, selon elle, qu’elle ne formait pas avec elle une entité économique unique.
Cet argument a été jugé insuffisant par la Cour de cassation.
En effet, les Juges ont d’abord rappelé « la présomption réfragable qu’une filiale dont le capital est détenu en totalité ou quasi-totalité par sa société mère ne détermine pas de façon autonome son comportement sur le marché et forme avec sa société mère une entreprise au sens du droit communautaire de la concurrence, qui justifie que cette dernière soit tenue solidairement au paiement de l’amende infligée à la filiale, à moins que la société mère n’apporte des éléments, relatifs aux liens économiques organisationnels et juridiques l’unissant à sa filiale, démontrant qu’elles ne constituent pas une entité économique unique ».
Ils ont ensuite relevé qu’au cas d’espèce :
l’équipe dirigeante de la filiale était formée de personnels de la société mère,
le conseil d’administration de la filiale était composé, pour la quasi-totalité de ses membres, par du personnel ayant travaillé ou travaillant toujours à des postes stratégiques pour la société mère,
la filiale se présentait avec la société mère comme un groupe auprès des clients et partenaires lors de certaines propositions commerciales,
les deux sociétés articulaient ensemble leurs prestations de services,
la société mère intervenait activement dans la promotion et la diffusion des produits de sa filiale,
la marge de manœuvre dont bénéficiait la filiale ne dépassait pas ce qu’induisait l’éloignement géographique entre une mère et sa filiale.
Ainsi, selon la Cour, l’autonomie de la filiale était démentie par les faits. L’existence d’une unité économique entre France Télécom et Orange Caraïbe a donc été retenue.
Il convient cependant de nuancer sur deux points l’intérêt d’une société-mère de démontrer l’autonomie de sa filiale :
- d’une part, l’existence d’une unité économique entre elles permettra à leurs accords intragroupes (notamment sur les prix) d’échapper au droit des ententes anticoncurrentielles, lequel requiert pour son application un accord entre deux entreprises indépendantes,
- d’autre part, même dans l’hypothèse où l’autonomie de la filiale est démontrée, les juridictions de la concurrence pourront examiner l’influence réelle de son appartenance à un groupe de sociétés pour la fixation du montant de l’amende, et notamment si cette appartenance lui permet de mobiliser les fonds nécessaires au règlement de ladite amende(4).
2/ La notion de réitération des pratiques anticoncurrentielles précisée par la Cour de cassation
L’autre volet intéressant de l’arrêt sur lequel s’est prononcée la Cour de cassation concerne la notion de réitération des pratiques anticoncurrentielles.
Les parties reprochaient aux juges du fond d’avoir majoré le montant de l’amende en raison d’infractions au droit de la concurrence similaires précédemment commises par France Télécom.
En effet, France Télécom avait fait l’objet de cinq décisions échelonnées entre juillet 1997 et novembre 2005, ayant sanctionné plusieurs comportements de sa part tendant à empêcher, à entraver ou à freiner l’entrée de nouveaux concurrents sur un marché, de nature à rendre artificiellement plus difficile l’exercice d’une pression concurrentielle de nouveaux opérateurs sur des marchés directement ou indirectement dominés par l’entreprise en cause.
La Cour de cassation a estimé que les juges du fond avaient à bon droit fait application des règles relatives à la réitération, dès lors que l’une des personnes morales composant l’entreprise mise en cause avait déjà été sanctionnée pour avoir commis une infraction de même type que celle sanctionnée en l’espèce(5).
La Haute juridiction a précisé que la qualification de la réitération n’exigeait pas que les infractions commises soient identiques quant à la pratique mise en œuvre ou au marché concerné, qu’il s’agisse du marché de produits ou services ou du marché géographique. Cette qualification pouvait être retenue pour de nouvelles pratiques identiques ou similaires, par leur objet ou leurs effets, à celles ayant donné lieu au précédent constat d’infraction, comme c’était bien le cas en l’espèce.
1. CJCE, 10 septembre 2009, aff. C-97/08 P Akzo Nobel / Commission
2. Article L. 464-2 I alinéa 4 du Code de commerce et article 23§2 du Règlement communautaire n° 1/2003 du 16 décembre 2002
3. Cass. Com., 6 janvier 2015, n°13-21305 et 13-22477
4. Cass. Com. 18 février 2014, n°12-27.643
5. A l’inverse, la notion de récidive n’est pas admise à l’égard de la société mère et de ses filiales mises en cause, si aucune d’elles n’ont déjà été jugées responsables et condamnées au titre d’une infraction antérieure au droit de la concurrence et que les sanctions antérieurement prononcées concernaient d’autres sociétés différentes du même groupe (TUE, 27 mars 2014, aff. Jtes T-56/09 et T-73/09, Saint-Gobain Glass France et a. c. Commission)